Depuis le printemps 1995, Williams et Renault s'intéresse de près à Jacques Villeneuve Jr., fils du regretté Gilles, étoile montant de la Formule Indy et récent vainqueur des 500 Miles d'Indianapolis. Très vite, l'écurie de Didcot et le motoriste français conviennent de l'opportunité de l'attirer en Formule 1. Ils sont aiguillonnés par Bernie Ecclestone qui voit dans l'arrivée du jeune Québécois en Europe une superbe occasion de damer le pion à ses rivaux de l'IndyCar. Par ailleurs, il compte jeter ce jeune garçon ambitieux et sans complexe dans les jambes de Michael Schumacher afin de redonner un peu de piment à son « F1 Circus ». Enfin, il souhaite bien évidemment exploiter le souvenir de Gilles Villeneuve pour séduire le public canadien qui est de plus en plus attiré par l'IndyCar. « Villeneuve, énonce Ecclestone, est sans doute le seul pilote qui pourrait rivaliser avec Schumacher. Il est fait du même moule qu'Ayrton Senna ! Si un directeur d'équipe ne l'engageait pas au moment où il est disponible, il pourrait le regretter dans l'avenir ! »
Néanmoins, à l'origine, Frank Williams souhaitait conserver David Coulthard qui, en dépit de quelques bourdes, n'a pas démérité aux côtés de Damon Hill et jouit d'un potentiel certain. À la fin du printemps, il lui offre un contrat de deux ans, agrémenté d'un salaire annuel d'un million de dollars. Mais l'Écossais est également courtisé par McLaren. Ron Dennis lui propose un contrat beaucoup plus avantageux, avec un salaire trois fois supérieur. Williams refusant d'enchérir, Coulthard donne son accord à Dennis pour épauler Mika Häkkinen à compter de 1996. La voie est donc libre pour Jacques Villeneuve.
Les négociations entre Frank Williams et Craig Pollock, le manager de Villeneuve, s'intensifient au début de l'été 1995. Évidemment, le constructeur britannique ne peut pas se montrer aussi pingre qu'avec Coulthard: il propose au Canadien des émoluments fort généreux garantis par son sponsor principal, le cigarettier Rothmans. Pendant ce temps-là, outre-Atlantique, Barry Green, l'actuel employeur de Villeneuve, lui fait miroiter un pont d'or pour le conserver. Il est encouragé par Don Brown, le président de l'IndyCar, qui perçoit, à raison, les négociations entre Williams et Villeneuve comme une offensive de Bernie Ecclestone contre son championnat. En outre, quelques journalistes canadiens estiment qu'à 24 ans Jacques Villeneuve manque encore d'expérience et de maturité pour songer à la Formule 1. C'est ce qu'écrit Pierre Lecours, un grand ami de son père, dans le Journal de Montréal: « Jacques doit penser à la F1, mais pas pour l'instant, sachant qu'il ne pourra plus s'amuser lorsqu'il fera partie de ce grand cirque. C'est davantage son gérant Craig Pollock qui le motive à penser F1. Celui-ci a un ego plus grand que la planète et l'IndyCar n'a plus suffisamment d'attrait à ses yeux... » Pollock appréciera... et coupera dorénavant les ponts avec le trop franc journaliste.
Mais rien n'y fait: Jacques Villeneuve se sent mûr pour traverser l'Atlantique et venir défier les ténors de la F1, qui plus est dans des conditions optimales, puisqu'il pilotera probablement la meilleure monoplace du plateau, dotée du meilleur moteur. Williams l'invite à effectuer des essais à Silverstone dès le 1er août prochain. Reste à résoudre les détails contractuels. Pour ce faire, Craig Pollock demande l'assistance de l'inévitable Julian Jakobi, l'ex-agent d'Ayrton Senna et d'Alain Prost. Jakobi fait à Frank Williams une proposition audacieuse: faire signer un contrat d'un an à Jacques Villeneuve avant même les essais de Silverstone ! Dans un premier temps, Williams se récrie. Mais Jakobi lui réplique qu'un tel engagement sera pour le jeune pilote la garantie de bénéficier d'une machine très bien préparée. Dès lors, il ne pourra plus lui échapper. Le maître de Didcot finit par céder dans les derniers jours de juillet, mais il parvient à assurer ses arrières: en préambule du contrat, Jakobi et Pollock insèrent une feuille volante sur laquelle les deux parties font savoir qu'elles se réservent le droit de tout annuler jusqu'à trois jours après les essais, en paraphant ce simple feuillet.
Comme prévu, le 1er août 1995 à Silverstone, Jacques Villeneuve s'installe au volant de la Williams-Renault FW17, avec en poche un contrat dûment signé. « Tout s'est bien passé, je suis très satisfait », confie dans la foulée le néophyte au micro de Christian Tortora. « Le moteur d'une F. Indy est plus puissant, mais une F1 est beaucoup plus légère et plus facile à piloter, plus maniable. On peut faire un travers et le corriger facilement. La tenue de route est exceptionnelle, tout comme les freins en carbone. J'apprécie aussi beaucoup la boîte semi-automatique: c'est comme si on manipulait les manettes d'un jeu informatisé. » « Junior » va désormais parcourir des milliers de kilomètres en essais privés afin d'être paré pour la saison 1996. Frank Williams ne veut pas en effet rééditer l'erreur commise par McLaren avec Michael Andretti en 1993. Cette expérience malheureuse a montré que, sans préparation ni motivation, les meilleurs coureurs de F. Indy ne pouvaient pas s'adapter à la F1.
Après le test de Silverstone, Williams communiquera que Jacques Villeneuve s'est approché à seulement huit dixièmes du meilleur chrono de Damon Hill. Une pure intox: en réalité, le Québécois a concédé deux secondes pleines à son futur équipier. Un tel écart aurait pu justifier la dénonciation du contrat signé. Mais Frank Williams et Patrick Head refusent de se dédire. Parti en vacances à La Barbade, l'ingénieur Adrian Newey, très sceptique vis-à-vis de Villeneuve, apprend la réalité une semaine plus tard, à son retour en Grande-Bretagne. Il ne cache pas son mécontentement à ses employeurs et réclame un droit de regard sur les futurs recrutements de l'équipe. Or on sait que ni Williams ni Head ne sont disposés à partager une once de pouvoir. L'engagement de Villeneuve est la première faille dans la collaboration de Newey avec Williams.
Sources :
- Renaud de Laborderie, Le livre d'or de la Formule 1995, Solar, 1995.
- Pierre Lecours, Gilles et Jacques, les Villeneuve et moi, Michel Lafon, 1998.
- Adrian Newey, Autobiographie, Talent Sport, 2018.
Tony