Flavio Briatore rachète Ligier
Le feuilleton Ligier touche enfin à son terme fin avril 1994. Il aurait pourtant dû s'achever plus tôt, car Flavio Briatore avait réuni tous les éléments lui permettant de racheter les Bleus. Cependant, ses concurrents Philippe Streiff et Gérard Larrousse ont utilisé leurs amitiés parmi les députés de la majorité parlementaire pour que ceux-ci interviennent auprès de hauts fonctionnaires du ministère des Finances et retardent la manœuvre. Nicolas Sarkozy, ministre du Budget, freine toute avancée pour aider son ami Streiff, s'attirant les foudres de son collègue de l'Économie Edmond Alphandéry. Ainsi, le 21 avril, le Trésor suspend l'acquisition de Ligier-Sport par Briatore, mandataire de Benetton, faute de garanties. Fureur de l'Italien, et des trois commanditaires de l'équipe (Elf, Seita, Française des Jeux), las de ces atermoiements.
Briatore ne se décourage pas et contourne les tracasseries élevées par l'administration des Finances. Il déjoue les procès d'intention en rédigeant plusieurs courriers dans lesquels il s'engage à maintenir en France tous les emplois de l'écurie bleue. Le 29 avril, le dossier arrive sur la table d'Anne Le Lorier, la conseillère économique du Premier ministre Édouard Balladur. Ceux-ci jugent que tout est en règle et donne leur feu vert à l'achat de Ligier par Briatore. La transaction doit être officialisée avant Monaco.
Présentation de l'épreuve
Ayrton Senna arrive à Imola avec un objectif simple: gagner. Après deux Grands Prix, le favori de ce championnat 94 ne compte en effet pas le moindre point au compteur, alors que Michael Schumacher et sa Benetton-Ford ont fait le plein avec deux victoires. Ayrton Senna et Damon Hill bénéficient en Italie d'une Williams FW16 remaniée par Adrian Newey. Elle est dotée d'un aileron avant relevé de deux à trois centimètres et d'une nouvelle épure de suspension afin de stabiliser cette monoplace très vicieuse. Par ailleurs, Senna est mécontent de sa position de conduite, laquelle n'a pas changé depuis que Nigel Mansell avait exigé en 1991 un volant près du corps. Comme Alain Prost en 1993, le Brésilien souffre régulièrement de tétanie dans les bras et demande à ses mécaniciens de repousser le volant, ce qui implique la réduction de la colonne de direction. Ce qui est fait peu de temps avant cette épreuve.
Entre Aïda et Imola, Senna se rend au siège de Renault-Sport, à Viry-Châtillon, le 20 avril. Il visite les ateliers, les bureaux d'étude, et conquiert les techniciens lors d'un déjeuner convivial en s'exprimant en français. Il leur promet la victoire à Imola, puis à Monaco. En outre, il leur fait part de sa conviction que Benetton utilise un antipatinage illégal. Les ingénieurs de Renault sont aussi persuadés de la tricherie et ont les moyens de contourner également le règlement, mais ils s'y refusent, tout comme Senna, résolu à vaincre Schumacher à la régulière. Le soir même, le Pauliste se rend au Parc des Princes pour donner le coup d'envoi d'un match amical de football entre le PSG et la sélection brésilienne. Le score sera nul et vierge (0-0). « Eh bien, cela me rappelle quelque chose ! » soupire Ayrton. Celui-ci ne dissimule pas une certaine tension. Outre ses déboires en course, il peine toujours à s'accoutumer à sa nouvelle équipe. Frank Williams et Patrick Head ne savent pas le mettre à l'aise. Il regrette beaucoup la chaleur de McLaren. De plus, Senna souffre de problèmes personnels. Ses relations avec sa jeune compagne, le mannequin Adriane Galisteu, se détériorent. Elle s'est récemment signalée en posant pour des photographies érotiques, ce qui a fortement déplu à la famille Senna da Silva, et au très prude Ayrton lui-même.
Michael Schumacher s'offre lui un cadeau pour ce début de saison européenne: une superbe Bugatti EB110 Super Sport, capable d'atteindre les 400 km/h en ligne droite. « Par comparaison, je suis plus tranquille dans ma Benetton ! » plaisante le jeune Allemand. Plus sérieusement, Ford apporte ici une évolution de son V8 Zetec afin de lui permettre de rivaliser avec le V10 Renault dans les longues accélérations d'Imola. Schumacher est ainsi prêt à relever le défi lancé par Williams et Senna. Il n'affiche toujours aucun complexe vis à vis de son aîné: « Je suis l'égal de Senna. Je n'ai pas peur des comparaisons. Je ne crois pas qu'il soit plus fort que moi au volant de la même auto ! » crâne-t-il devant le journaliste de l'Humanité Pierre Michaud.
Les tifosi viennent en masse pour assister à une belle performance des Ferrari. Gerhard Berger et Nicola Larini peuvent viser, sinon la victoire, du moins le podium. John Barnard a revu le train avant de sa 412 T1, dotée d'un nouvel aileron pour réduire le sous-virage. D'autre part, Berger éprouve la première version du nouveau V12 043 qui doit entrer en service au mois de juillet. Ce douze cylindres en V à 75° pèse trois kilos de moins que l'actuel 041. Samedi, les Italiens font une ovation à Jean Alesi, venu leur rendre visite malgré sa convalescence. Quelques jours plus tôt, l'Avignonnais a passé un scanner rassurant. Le Pr. Saillant lui donne le feu vert pour participer au prochain Grand Prix à Monaco. Alesi ne cache pas son soulagement. Par ailleurs, les Italiens se découvrent un nouveau chouchou en la personne du Brésilien Rubens Barrichello dont les lointains ancêtres venaient de Trévise. Étonnant deuxième du championnat, le petit Pauliste à bouille ronde est couvé par Eddie Jordan. « J'ai peur que des bandits calabrais enlèvent Rubens ! » lâche celui-ci en souriant.
JJ Lehto fait enfin ses débuts au volant de la Benetton-Ford après l'intérim exercé par Jos Verstappen. Le Finlandais, touché aux cervicales à Silverstone en janvier, a subi une longue convalescence et semble paré à ce nouveau défi: cohabiter avec Michael Schumacher. Par ailleurs, Eddie Jordan confie cette fois son deuxième baquet au revenant Andrea de Cesaris, privé de volant en début de saison en dépit du soutien de Philip Morris. Le Romain remplira cet office jusqu'au retour d'Eddie Irvine, prévu pour le GP d'Espagne.
La bonne étoile de Rubens Barrichello
Vendredi après-midi, Rubens Barrichello entame la première séance qualificative avec confiance. Satisfait de ses réglages, il achève à fond son premier tour chronométré. Il entame la double chicane Marlboro (ou Variante Bassa): un droit, un gauche, puis un court bout droit, un gauche et un droit. Barrichello arrive trop vite sur cet enchaînement: il monte sur ses freins mais se trouve sur la mauvaise trajectoire. Il heurte un trottoir à la corde du premier droit. Déséquilibré, il perd le contrôle de sa Jordan-Hart et ne peut aborder le virage à gauche qui suit. Lancée à 200 km/h, la voiture décolle sur le vibreur extérieur et percute les câbles du grillage surmontant le mur de protection. Catapultée dans les airs, elle effectue deux tonneaux avant de se coucher sur son flanc droit.
Les spectateurs retiennent leur souffle devant ces images effroyables. En quelques secondes, les commissaires retournent la Jordan accidentée. Le Pr. Sid Watkins, assisté du Dr. Giuseppe Piana et de leurs collègues secouristes, débarquent sur place en un éclair pour prodiguer les premiers soins. Barrichello gît inerte dans son cockpit, le visage en sang. Par bonheur, il n'est que sonné par le choc. Mais il faut une bonne vingtaine de minutes aux secours pour l'évacuer vers l'infirmerie du circuit. Son ami Ayrton Senna, très inquiet, se rend immédiatement aux nouvelles. Il ne tarde pas à rassurer la presse: « Tout est O.K. Il est en état de choc, c'est normal, mais il a retrouvé ses esprits. » Barrichello subit en effet une batterie d'examens rassurants. Ses organes vitaux ne sont pas touchés. Il souffre seulement d'un traumatisme crânien bénin, d'une fracture du nez et de contusions multiples au dos. Il est envoyé en observation à l'hôpital Maggiore de Bologne. Pendant ce temps-là, la séance qualificative est interrompue et reprend une heure plus tard.
Le lendemain matin, Barrichello est déjà de retour sur le circuit. Le bras en écharpe, il ne peut évidemment pas disputer le Grand Prix, mais se considère comme un véritable miraculé. En effet, il doit la vie au fait que la Jordan ait rebondi après le choc contre les câbles, ce qui a permis de dissiper l'énergie cinétique. Il confesse son erreur de pilotage, mais pointe aussi du doigt les vibreurs qui possèdent un angle capable de les transformer en tremplin. Les autorités sportives doivent se pencher sérieusement sur la question. Barrichello en discute avec Senna, venu le saluer dès son arrivée. Ils décident d'en reparler au GP de Monaco. Le jeune Brésilien regagne ensuite l'Angleterre pour se remettre de ses émotions.
Une fois rassurés sur l'état de santé de Barrichello, quelques pilotes et observateurs songent que cette survie miraculeuse prouve définitivement la sûreté des Formules 1 modernes. Hélas, la Camarde rôde à Imola, prête à frapper...
Mort de Roland Ratzenberger
Samedi 30 avril 1994, 13h15. La deuxième séance de qualification a commencé il y a environ un quart d'heure. La grande majorité des coureurs sont en piste pour améliorer leurs chronos de la veille. Parmi eux, Roland Ratzenberger, au volant de sa modeste Simtek. L'Autrichien lutte avec le Français Paul Belmondo pour arracher la 26ème et dernière place qualificative. Les choses se présentent plutôt bien puisqu'il a déjà nettement progressé par rapport à la veille (1'27''371''' contre 1'27''657'''). Dans son troisième tour, il escalade un vibreur à Acque Minerale et endommage ainsi probablement sa calandre. Sent-il que sa machine est plus difficile à piloter ? En tout cas il ne rentre pas aux stands et entame une nouvelle boucle. Ratzenberger aborde la courbe Villeneuve à 308 km/h lorsque le volet gauche de son aileron avant s'envole. La Simtek, immaîtrisable, est propulsée tel un boulet de canon contre le mur extérieur. L'impact, terrible, se produit sous un angle très important. La voiture glisse ensuite le long du rempart avant de s'immobiliser peu avant Tosa. Si la coque a parfaitement résisté, tout le côté gauche est arraché. Ratzenberger, dont la tête est bringuebalée à chaque soubresaut, ne bouge plus.
Le drapeau rouge est aussitôt brandi. Comme la veille, les secours sont sur place en moins de trente secondes. Comme la veille, Sid Watkins est le premier sur place. Il se rend compte immédiatement de la gravité de la situation. Ratzenberger est en arrêt cardiaque. Aussitôt, l'hélicoptère médical se met en branle et atterrit au plus près du lieu du drame. Les caméras de télévision sont priées de se détourner. Dans les stands, l'effroi se lit sur tous les visages. Ayrton Senna, effondré, réquisitionne un véhicule et se rend à Tosa pour voir, pour comprendre ce qu'il est advenu. Il est refoulé sans ménagement par les officiels qui lui infligeront dans la soirée un blâme en bonne et due forme. Pendant ce temps-là, les médecins s'activent, pratiquent un massage cardiaque à même le sol. Watkins et ses collègues comprennent très vite qu'il n'y a rien à faire. Le choc fut si violent que le malheureux pilote est mort sur le coup. Mais la loi italienne stipule que toute épreuve frappée d'un accident mortel doit être interrompue pour que la justice procède à son enquête. Il n'est évidemment pas question d'annuler le GP de Saint-Marin. Le corps de celui qui fut Roland Ratzenberger est donc héliporté vers l'hôpital de Bologne, où sa mort est officiellement prononcée à 14h15. L'Autrichien avait 34 ans.
Cette tragédie génère une onde de choc dans le petit monde feutré de la Formule 1. Ratzenberger est le premier pilote à mourir au volant d'une F1 depuis Elio de Angelis en 1986 et sur un Grand Prix depuis Riccardo Paletti en 1982. La plupart des jeunes coureurs font face à leur premier accident mortel. Certains pensaient qu'il était devenu impossible de se tuer tant les monoplaces semblaient sûres. Reste que ce samedi soir, un homme manque à l'appel. Beau ténébreux athlétique, « tombeur » réputé auprès de la gent féminine, Ratzenberger était l'un de ces sans-grades dont le passage dans cette discipline est généralement météorique. C'était pourtant un baroudeur chevronné, qui aurait pu disputer toute la saison 94 avec Simtek. Il rencontrait justement à Imola des sponsors japonais prêts à financer le reste de sa campagne. Ses quelques amis du paddock, Johnny Herbert, Heinz-Harald Frentzen, JJ Lehto (en compagnie duquel il était arrivé sur le circuit) et bien sûr Gerhard Berger, son protecteur et ami, sont effondrés.
Les circonstances du drame sont connues. Ratzenberger a perdu un morceau de son aileron avant, ce qui a propulsé sa Simtek contre le mur, à 300 km/h. Même un solide gaillard comme l'Autrichien ne pouvait survivre à un choc à pareille vitesse. Mais pourquoi cet élément s'est-il détaché ? Ratzenberger avait escaladé une bordure au tour précédent, mais le matin même avait aussi eu un petit contact avec son équipier David Brabham. Les mécaniciens de Simtek ont-ils négligé d'examiner cette pièce ? Ratzenberger, en pur néophyte, a-t-il fait fi de ce détail ? Certaines mauvaises langues pointeront du doigt le prétendu amateurisme de Simtek: jeune écurie sans moyens, elle serait incapable de fournir un matériel sûr à ces pilotes. Nick Wirth répond à ces accusations par un silence méprisant.
Les essais officiels reprennent après l'accident de Ratzenberger. Sans Senna, qui s'est effondré en larmes devant son ami Sid Watkins à l'annonce du décès de l'Autrichien...
Résultats des qualifications
Senna réalise la 65ème pole position de sa carrière, avec son chrono du vendredi (1'21''548''') puisqu'il ne dispute pas la seconde session qualificative. Hill (4ème) lui rend six dixièmes après avoir effectué une sortie de route. La Benetton-Ford s'avère redoutable pour la Williams-Renault sur ce tracé rapide. Schumacher (2ème) échoue à seulement trois dixièmes de Senna. Lehto se classe cinquième pour son retour. Les Ferrari (Berger 3ème, Larini 6ème) se placent en embuscade en dépit de quelques problèmes techniques. Frentzen amène sa Sauber-Mercedes au septième rang, avec son seul temps du vendredi, car lui non plus ne prend pas la piste samedi, par respect pour son ami Ratzenberger. Son collègue Wendlinger est dixième. Les McLaren souffrent ici à cause du manque de chevaux de V10 Peugeot: Häkkinen (8ème) concède une seconde et demie à Senna, Brundle (13ème) plus de deux secondes.
Les Tyrrell (Katayama 9ème, Blundell 12ème) font à nouveau bonne figure grâce à un puissant moteur Yamaha. Du côté des V8 Ford HB, les Arrows (Morbidelli 11ème, Fittipaldi 16ème) côtoient les Minardi (Martini 14ème, Alboreto 15ème). La cavalerie du V10 Renault permet aux Ligier (Bernard 17ème, Panis 19ème) de surnager. Tempête chez Larrousse: si Comas (18ème) fait du bon boulot, Beretta (23ème) plie deux châssis. La trésorerie de l'équipe du Castellet n'avait vraiment pas besoin de ça. Herbert (20ème) et Lamy (22ème) se contentent de qualifier leurs vieilles Lotus-Mugen, toujours en manque de grip. De Cesaris (21ème) prouve qu'il n'a pas perdu la main en exécutant deux tête-à-queue magistraux. Du côté de Simtek, Brabham (24ème) arrache sans trop de peine son billet d'entrée. Le malheureux Ratzenberger était 26ème et qualifié avant son accident. Enfin, Gachot (25ème) parvient à sauver sa très instable Pacific-Ilmor, contrairement à Belmondo (27ème).
Senna en campagne pour la sécurité
La mort de Roland Ratzenberger rappelle à tous que la Formule 1 est un sport dangereux et que nul n'est à l'abri d'un coup du sort. Particulièrement en cette saison 1994 où les monoplaces, de plus en plus puissantes mais privées des aides électroniques au pilotage, sont très difficiles à conduire. Niki Lauda rappelle cette cruelle incertitude: « Maîtriser la vitesse, c'est la beauté de la course. A force de recherches et de défis répétitifs, nous pensions que les dangers disparaissaient. Nous nous trompions tous: il faut avoir le courage de le reconnaître. » Ayrton Senna, blême, ne cache pas son inquiétude: « A plus de 300 km/h, nos réactions et nos sensations sont à la limite. Nous ne pouvons pas contrôler tous les paramètres des voitures. J'ai peur pour les jeunes: les vitesses sur les circuits sont toujours plus élevées et rien ne suit. »
Ayrton Senna est particulièrement troublé par cette tragédie. Constatant son abattement, Sid Watkins lui suggère de tout laisser tomber et d'aller à la pêche avec lui. « Doc, il y a des choses sur lesquelles on n'a aucun contrôle », répond le Brésilien. « Je ne peux pas m'arrêter, je dois continuer. » Le soir, dans sa chambre d'hôtel, Magic a de longues conversations avec sa compagne Adriane, puis avec son agent Julian Jakobi, auxquels il aurait fait part de son souhait de ne pas courir le lendemain. Senna, qui n'avait jamais vu un collègue mourir sur un circuit, est traumatisé. A-t-il pour autant vraiment envisagé de ne pas disputer le Grand Prix ? De prendre sa retraite anticipée ? Un mauvais pressentiment l'a-t-il assailli ? On ne le saura jamais.
Quoiqu'il en soit, dimanche matin, c'est un Senna quelque peu ragaillardi qui apparaît sur l'autodrome Enzo e Dino Ferrari. Il a beaucoup réfléchi durant la nuit. Il estime que les pilotes doivent se réunir, se concerter afin de faire pression sur la FIA pour améliorer la sécurité. Son ami Gerhard Berger est sur la même longueur d'onde et songe à ressusciter le GPDA. Dans un premier temps, Senna s'entretient avec Michael Schumacher, très ébranlé par la mort de Ratzenberger, qu'il avait bien connu en Sports Protos. L'animosité entre les deux hommes est oubliée: Schumacher accepte d'épauler Senna dans ce combat. Puis, le champion brésilien s'entretient avec Damon Hill et Niki Lauda, prêts à lui prêter main forte. Tous prévoient de se retrouver à Monaco pour mettre sur pied cette nouvelle association. Lors du briefing, Roland Bruynseraede est assailli de récriminations. Les pilotes dénoncent qui les suspensions bloquées, qui le rétrécissement de la largeur des pneus, qui la disparition des aides au pilotage. Berger et Hill se plaignent de la voiture de sécurité, qui selon eux empêchent les pilotes de faire correctement chauffer leurs pneus avant les redémarrages, ce qui rend ceux-ci périlleux. Une atmosphère étouffante règne dans la salle.
Dimanche matin: une émotion palpable
Lors du warm-up se déroule un moment émouvant. Ayrton Senna doit commenter un tour lancé en direct depuis sa Williams-Renault dans le cadre de l'émission « Auto-Moto », diffusée sur la chaîne TF1. Sachant que son ex-rival Alain Prost est en plateau, Senna lui adresse ce message: « Avant de commencer, un salut spécial à mon... à notre cher ami Alain. Tu me manques, Alain ! » Prost, à la fois surpris et ému, se souviendra toute sa vie de ces quelques mots.
Une grande tension appesantit la grille de départ. Tout le monde songe bien sûr à Roland Ratzenberger, mais également à l'accident survenu à Rubens Barrichello. Il semble que ce circuit d'Imola appelle sur lui le malheur. Senna, sanglé dans son habitacle, demeure de longues minutes tête nue, contrairement à son habitude d'enfiler aussitôt son casque. Comme ses 24 collègues (la place de Ratzenberger demeure vide), il tente de se concentrer sur l'épreuve à venir, qui s'annonce des plus rudes. Schumacher n'a pas caché sa volonté de remporter une troisième victoire de rang et d'asseoir un peu plus sa domination sur le championnat. Senna le sait. Lors de l'échauffement, il a signé d'excellents chronos, histoire de mettre la pression sur l'Allemand. Dans les stands, les techniciens et les ingénieurs de Williams et de Benetton se préparent à une course très stratégique, avec au moins deux ravitaillements pour leurs pilotes-vedettes. Schumacher part avec moins de carburant que Senna et s'arrêtera donc le premier.
Chez Simtek, Nick Wirth a laissé David Brabham libre de disputer ou non la course. L'Australien, après moult hésitations, décide finalement de prendre le départ pour ne pas démoraliser un peu plus son écurie.
Le Grand Prix
Première manche
Tour de formation: Alboreto subit une panne électrique sur sa voiture de course. Il s'élancera avec son mulet depuis les stands.
Départ: Senna s'élance convenablement devant Schumacher, Berger et Hill. Lehto cale depuis la troisième ligne. Frentzen et Katayama, situés dans l'alignement de la Benetton, déboîtent brutalement pour l'éviter. Mais plus loin, Lamy, aveuglé par les autres monoplaces, arrive à fond sur l'obstacle. Il braque tout à gauche mais percute Lehto par l'arrière-gauche. Le choc est très violent: de nombreux débris, ainsi que deux roues de la Lotus jaillissent de la piste et s'envolent vers les tribunes, alors que Lamy exécute une terrifiante embardée qu'il achève à contre-sens, à près de deux cents mètres du point d'impact. Tout le côté droit de sa Lotus a disparu, mais il n'est heureusement pas blessé.
1er tour: Les débris de carbone jonchent la ligne droite principale. Roland Bruynseraede fait intervenir la voiture de sécurité. Si Lehto et Lamy sont indemnes, des débris de leurs machines ont franchi les grillages de protection. Trois spectateurs et un policier sont légèrement blessés par une roue folle provenant de la Lotus. Les pompiers interviennent dans les tribunes pour leur porter secours, mais ces faits ne seront connus qu'après la course.
2e: Les voitures se rangent derrière la Pace Car. Senna conduit la meute devant Schumacher, Berger, Hill, Frentzen, Häkkinen, Larini, Wendlinger, Katayama et Brundle. Comas et Bernard entrent en contact. Le Martégal perd quelques places dans cette mésaventure.
3e: Les commissaires de piste nettoient le bitume au niveau de la ligne de chronométrage. Ils évacuent les deux épaves et balaient l'huile répandue par le réservoir crevé de Lehto. Pendant ce temps-là, des tifosi survoltés encouragent bruyamment Berger.
5e: Les lumières de la voiture de sécurité s'éteignent, ce qui signifie que la course va reprendre au tour suivant. Schumacher se glisse dans le sillage de Senna, prêt à le surprendre à la réaccélération.
6e: La Pace Car s'efface, les drapeaux verts sont agités. Senna conserve l'ascendant devant Schumacher qui néanmoins ne se laisse pas décrocher. Berger est en revanche semé. Touché par Bernard un peu plus tôt, Comas ressent des vibrations sur sa Larrousse et regagne son stand pour la faire examiner.
7e: Pressé par Schumacher, Senna aborde la grande courbe de Tamburello à 300 km/h. Soudain, alors qu'elle s'apprête à sortir du virage, la Williams ne tourne plus. Senna n'a que le temps d'esquisser un freinage. La Williams tire tout droit, survole le bac à sable et s'écrase contre le mur de béton, en un angle terrible. Elle rebondit sur quelques dizaines de mètres, soulevant une gerbe de débris, avant de s'immobiliser dans les graviers. Tout le flanc droit est démoli, mais la cellule de survie est intacte. On guette un mouvement, un geste de Senna. Le casque jaune dodeline une fraction de seconde. Et c'est fini. Il est 14h17.
La neutralisation
Le Grand Prix est bien sûr interrompu par le drapeau rouge. Les bolides se rangent sur la grille de départ. Il faut une bonne minute au corps médical pour arriver sur Tamburello. Et recommence l'affreux ballet aperçu vendredi pour Barrichello, samedi pour Ratzenberger. Le Pr. Watkins, penché sur le corps de son ami, découvre avec horreur un visage inanimé et ensanglanté. Un bras de suspension est venu perforer le crâne de Senna tel un sabre. La situation est désespérée, mais le cœur du malheureux bat encore. Il est médicalisé à même le sol. L'hélicoptère de secours se pose sur la piste, dans le bout droit entre Tamburello et Tosa, prêt à décoller. Spectateurs, téléspectateurs, journalistes, vivent des minutes horribles. Dans les stands, la plupart des managers optent pour le mutisme et n'avertissent pas leurs pilotes de la gravité de la situation.
Environ quinze minutes après l'impact, tandis que les soignants s'échinent autour de Senna, Érik Comas sort de son garage, sa voiture ayant été réparée. Il rejoint l'issue de la pit-lane où, inexplicablement, le feu passe au vert ! Le Drômois prend la piste, accélère, franchit Tamburello... et découvre l'hélicoptère médical et les commissaires face à lui, au beau milieu de la piste. Il freine immédiatement, coupe son moteur et s'enquiert de la situation. C'est ainsi qu'il aperçoit Senna, l'homme qui lui a sauvé la vie deux ans plus tôt, à Spa, gisant dans une mare de sang. Il ne pourra rien faire pour lui. Comas, épouvanté, seul pilote à connaître ainsi la triste réalité, ne peut qu'observer la scène. Dans l'épave de la Williams FW16, un commissaire découvre un petit drapeau autrichien. Ironie du destin: Senna avait prévu de rendre hommage à Ratzenberger lors d'un éventuel tour d'honneur.
A 14h35, Senna, placé sur une civière, totalement inconscient, est héliporté vers l'hôpital Maggiore de Bologne. Leonardo, son frère cadet, le suit dans un jet affrété par Bernie Ecclestone. Pendant ce temps-là, les voitures reviennent sur la grille de départ avec leurs pilotes. Roland Bruynseraede annonce que la course va repartir à compter du 7ème tour et sera amputée de trois boucles. Le classement se fera par addition des temps. La nouvelle grille se déroule comme suit: Schumacher, Berger, Hill, Frentzen, Häkkinen, Larini, Wendlinger, Katayama, Brundle, Morbidelli, Blundell, Fittipaldi, Herbert, Panis, de Cesaris, Beretta, Brabham, Gachot, Bernard et Alboreto. Très choqué par ce qu'il a entrevu quelques minutes plus tôt, Comas renonce à repartir.
Une immense confusion règne sur cette nouvelle grille de départ. Les coureurs ne sont pas informés de l'état de santé de Senna. Tous se doutent que l'affaire est grave, mais ignorent la nature des blessures du Brésilien. Certains team managers tentent vaguement de les rassurer afin qu'ils demeurent concentrés sur la course. Chez Williams-Renault, c'est bien sûr la consternation. Frank Williams, Patrick Head, Adrian Newey, Bernard Dudot, Christian Contzen, David Brown et Ian Harrison, le directeur sportif, tiennent un véritable conseil de guerre. Pour l'heure, la cause de l'accident de Senna est inconnue mais il s'agit très vraisemblablement d'une rupture mécanique. La question est donc de savoir s'il est prudent de laisser repartir Damon Hill. Celui-ci, évidemment angoissé, hésite. Ann Bradshaw, l'attachée de presse de l'équipe, lui a avoué que l'état de son équipier était gravissime. Hill regimbe quelque peu. Dickie Stanford, le chef mécanicien, le fait taire en le poussant sans ménagement vers son cockpit, l'œil mauvais. Chez Williams, quoiqu'il advienne la course continue...
Seconde manche
Second tour de formation: Frentzen cale son moteur. Il devra s'élancer depuis les stands.
Deuxième départ: Schumacher fait patiner ses roues, ce qui permet à Berger de prendre les commandes. Derrière l'Allemand se trouvent Hill, Häkkinen et Larini.
6ème tour: Hill tente de faire l'intérieur à Schumacher à Tosa mais l'Allemand ne lui laisse aucun espace. L'Anglais endommage sa moustache contre le ponton gauche de la Benetton et doit ralentir.
7e: En piste, Berger devance Schumacher d'un souffle, mais au classement officiel l'Allemand demeure premier, deux secondes devant l'Autrichien. Hill stoppe à son stand pour faire remplacer sa calandre et repart en queue de peloton.
8e: Schumacher demeure blotti dans le sillage de Berger. Häkkinen est isolé au troisième rang.
9e: Schumacher tente en vain de faire l'extérieur à Berger avant Tosa. L'Autrichien résiste avec l'énergie du désespoir, littéralement, car il fond en larmes dans son cockpit.
10e: Hill réalise le meilleur tour de la journée (1'24''335'''). Pendant ce temps-là, les premières rumeurs autour de la santé de Senna commencent à circuler. Sur la chaîne française TF1, on annonce que le Brésilien ne souffre que d'une épaule cassée et serait hors de danger. La BBC, beaucoup plus avisée, cite le communiqué de l'hôpital de Bologne parlant de « blessures massives à la tête ».
11e: Au classement officiel, Schumacher précède Berger (1.5s.), Häkkinen (12.2s.), Larini (14.2s.), Wendlinger (16s.), Katayama (20.7s.), Morbidelli (27s.), Frentzen (27.7s.), Fittipaldi (28.7s.) et Brundle (30.7s.).
12e: Frentzen remonte vaillamment dans le peloton. Il se bat virtuellement contre Morbidelli et Fittipaldi pour la septième place.
13e: Schumacher prend l'aspiration de Berger avant Tosa mais le pilote Ferrari verrouille les portes. Peu après, Berger fait un écart à Acque Minerale, ce qui permet à Schumacher de prendre l'avantage et la première place sur la piste. Mais le jeune Allemand rentre ensuite aux stands pour son premier ravitaillement. L'arrêt est un peu long (10s.), et Schumacher tombe au troisième rang au classement général, au huitième rang sur le circuit.
15e: Berger compte douze secondes d'avance sur Häkkinen qui contient Larini et Wendlinger. De Cesaris et Herbert effectuent un ravitaillement.
16e: Berger entre aux stands et ses mécaniciens exécutent un arrêt-éclair (7s.). L'Autrichien ressort sous le nez de Schumacher. Häkkinen prend les commandes de l'épreuve: une première pour une McLaren-Peugeot.
17e: Berger regagne son garage pour abandonner, officiellement suite à un bris de suspension arrière. En fait, le grand Gerhard, qui sait que son ami Senna est en train de mourir, est incapable de continuer. Schumacher double Morbidelli et grimpe au sixième rang dans le peloton. Il est en fait second au classement par addition. Ravitaillement de Wendlinger.
18e: Häkkinen mène devant Schumacher (1.3s.), Larini (2.2s.), Katayama (9s.), Morbidelli (14.5s.) et Fittipaldi (18s.). Wendlinger et Hill ravitaillent. Abandon de Beretta, moteur fumant.
19e: Häkkinen prend des pneus et de l'essence. Larini récupère la première place sur la piste, mais Schumacher est bien le nouveau leader officiel. Les commissaires sportifs placent des scellés sur la Ferrari de Berger afin d'examiner après la course son moteur et ses logiciels, dans le but de détecter l'éventuelle présence d'un antipatinage.
20e: Schumacher efface Fittipaldi puis Katayama et se lance aux trousses de Larini. Ravitaillements pour Blundell, Bernard et Gachot.
21e: Au classement officiel, Schumacher précède Larini de quatre secondes. Sur le bitume, l'Italien devance l'Allemand de deux secondes. Arrêts pour Morbidelli, Katayama et Panis.
23e: Schumacher est dans les échappements de Larini. Fittipaldi, Frentzen et Martini observent leurs premiers « pit-stops ».
24e: Schumacher déborde Larini par l'intérieur à Tosa. La voici également leader sur la piste.
25e: Schumacher devance Larini (8.5s.), Häkkinen (21s.), Wendlinger (26s.), Katayama (31s.), Morbidelli (33s.), Fittipaldi (36s.), Frentzen (42s.) et Blundell (50s.). Brundle pourchasse Martini pour le gain de la dixième place. Gachot se gare dans le gravier à Acque Minerale suite à une chute de pression d'huile.
26e: Brundle fait l'extérieur à Martini entre Tamburello et Tosa. L'Italien garde sa trajectoire à gauche et finit par se faire enfermer au freinage. Martini touche la McLaren avec sa roue avant-droite et part en tête-à-queue. Par bonheur, il parvient à rester sur la piste et redémarre.
27e: Schumacher s'envole au commandement et repousse Larini à treize secondes. Häkkinen est sous la menace de Wendlinger.
28e: Schumacher est gêné par de Cesaris qui poursuit la Ligier de Panis. Il dépasse avec peine ces deux pilotes dans la courbe Villeneuve. Arrêt d'Alboreto.
29e: Brabham subit un bris de direction et range sa Simtek dans une échappatoire. Hill remonte et prend la neuvième place à Martini.
30e: Larini observe ce qui doit être son unique ravitaillement et parvient à conserver sa deuxième place. Frentzen repasse par le stand Sauber pour changer son museau, endommagé dans un contact avec Blundell. Celui-ci fait aussi halte aux stands.
31e: Schumacher effectue en sept secondes son second ravitaillement et redémarre sans avoir perdu les commandes de l'épreuve.
32e: Schumacher est en tête devant Larini (23.6s.), Häkkinen (28.8s.), Wendlinger (31.7s.), Katayama (38s.), Morbidelli (40s.), Fittipaldi (43s.), Brundle (48s.) et Hill (1m. 05s.).
33e: Panis et Martini font une seconde halte aux stands.
Alors que la course sombre dans la torpeur, l'hôpital Maggiore de Bologne annonce que Senna, plongé dans le coma, souffre d'une grave fracture du crâne et que son état est « extrêmement grave ». Son cœur s'est arrêté un instant mais est reparti.
36e: Vingt-sept secondes séparent Schumacher et Larini. Fittipaldi a doublé son camarade Morbidelli. Wendlinger et de Cesaris observent leur second ravitaillement, suivis par Herbert au tour suivant.
38e: Häkkinen arrive chez McLaren pour un nouveau ravitaillement (7.7s.). Hill et Bernard prennent aussi de l'essence et des pneus neufs.
39e: Schumacher précède Larini (31s.), Katayama (50s.), Fittipaldi (54s.), Morbidelli (55s.), Häkkinen (58s.) et Wendlinger (1m. 04s.). Martini exécute un tête-à-queue avant Tosa et cette fois s'enlise dans le sable. C'est fini pour l'Italien.
40e: Deuxièmes arrêts pour Morbidelli et Brundle. L'Anglais cale son moteur au redémarrage et ne reprend la piste que tardivement.
41e: Le moteur de Morbidelli se coupe après Tosa. Le jeune Italien se range dans la pelouse.
42e: Schumacher compte trente-trois secondes d'avance sur Larini. Katayama et Fittipaldi observent leurs seconds pit-stops.
44e: Häkkinen roule entre Katayama et Wendlinger, mais il précède ces deux pilotes au classement officiel. Frentzen effectue son troisième et dernier passage aux stands. Hill grimpe ainsi au septième rang.
45e: Schumacher devance Larini (31.8s.), Häkkinen (1m. 04s.), Wendlinger (1m. 07s.), Katayama (1m. 15s.), Fittipaldi (1m. 19s.), Hill (1m. 25s.), Frentzen (-1t.), Brundle (-1t.) et de Cesaris (-1t.). En fin de tour, Schumacher exécute son troisième ravitaillement et repart sans anicroche.
46e: Trente secondes séparent Schumacher de Larini. Alboreto regagne son garage pour son dernier ravitaillement. Il remet les gaz alors que sa roue arrière-droite n'est pas encore bien fixée. L'écrou se désolidarise à la sortie de la pit-lane. La roue folle s'envole dans les stands, percute plusieurs mécaniciens, ainsi qu'un préposé aux extincteurs, avant de rebondir sur la piste et venir mourir dans le gazon. Alboreto s'immobilise après quelques dizaines de mètres, alors que la panique règne dans l'allée des stands. Le cauchemar continue.
47e: Les médecins se précipitent aux stands pour porter secours aux blessés. Trois mécaniciens sont sérieusement touchés: un de Ferrari, un de Benetton et un de Lotus. La direction de course allume le feu rouge dans les stands afin que les ambulances puissent circuler. L'exaspération est à son comble devant ce jeu de massacre. Gerhard Berger, Niki Lauda et Bernie Ecclestone courent vers la tour de contrôle pour réclamer l'arrêt de l'épreuve.
48e: Pendant que les médecins s'affairent aux stands, la course continue. Morbidelli et Hill remontent sur Katayama.
50e: Quarante secondes entre Schumacher et Larini. Häkkinen et Wendlinger doublent Katayama sur la piste. Au classement général, le Japonais passe derrière Fittipaldi, puis derrière Hill. De Cesaris quitte la route à haute vitesse après la Variante Alta et détruit son train avant contre les glissières. Le Romain s'en tire heureusement indemne.
52e: Les mécaniciens accidentés sont placés sur des civières et transférés en ambulance vers l'infirmerie du circuit. Par bonheur, leurs vies ne sont pas en danger. En revanche, Berger, Lauda et Ecclestone reviennent bredouille du collège des commissaires. Ceux-ci refusent de brandir le drapeau noir pour ne pas créer un mouvement de foule dans les tribunes.
53e: Schumacher précède Larini (43s.), Häkkinen (1m. 11s.) et Wendlinger (1m. 15s.). Hill passe devant Fittipaldi au classement par addition et se retrouve cinquième.
54e: Hill subit une crevaison: il regagne son garage pour remettre quatre roues neuves et se retrouve septième, derrière Katayama.
55e: Fittipaldi perd la maîtrise de sa Footwork avant Tosa et atterrit dans le bac à graviers. Hill revient ainsi dans les points.
57e: Schumacher achève l'épreuve avec cinquante secondes de marge sur Larini.
58ème et dernier tour: Michael Schumacher remporte ce sinistre GP de Saint-Marin. Larini, second, monte sur le premier podium de sa carrière. Häkkinen finit troisième et offre son premiè résultat à la McLaren-Peugeot. Wendlinger termine quatrième devant Katayama. Hill empoche un point. Frentzen, Brundle, Blundell, Herbert, Panis et Bernard terminent aussi l'épreuve.
Après la course
Schumacher, Häkkinen et surtout Larini saluent joyeusement les tifosi lors de leur tour d'honneur. Ils ignorent presque tout des drames qui se sont joués. Sur le podium, chacun répond avec le sourire aux vivats de la foule, heureuse du regain de forme des Ferrari. Ce n'est que quelques instants plus tard que les trois premiers, ainsi que leurs collègues, sont avertis que Senna se trouve entre la vie et la mort. On apprend aussi que deux des mécaniciens touchés par la roue d'Alboreto, Maurizio Barberi (Ferrari) et Neil Baldry (Lotus) souffrent respectivement d'une jambe cassée et d'un léger traumatisme crânien.
La mort d'Ayrton Senna
Presse, radios et télévisions se précipitent à Bologne, devant l'hôpital Maggiore, pour obtenir des nouvelles fraîches de Senna, même si le communiqué diffusé au milieu de l'après-midi ne laissait guère de doutes sur l'issue fatale. Et en effet très vite les chirurgiens constatent l'état désespéré du champion brésilien. Le bras de suspension qui a transpercé son casque a causé des dégâts irréversibles au cerveau. Un grand neurochirurgien de l'hôpital Bellaria est appelé par ses collègues de Maggiore pour une opération de la dernière chance, qui n'aura pas lieu vue son inutilité. Les minutes s'égrènent, le pouls de Senna faiblit. A 18 heures, le Dr. Maria Teresa Flandri, médecin en chef, annonce que l'encéphalogramme de Senna est plat. Il est donc cliniquement mort. Un prêtre, le P. Zuffa, lui administre l'extrême-onction. L'hôpital Maggiore, cerné par les reporters, les tifosi et les badauds, est investi par les carabinieri, afin de prévenir tout débordement. A 18h40 tombe enfin l'horrible nouvelle: Ayrton Senna est mort. Il avait 34 ans. Comme Ratzenberger.
La recherche de la cause de cet accident mortel suscitera toute une littérature. Il s'agit sans doute d'une rupture mécanique, comme le révèle le témoignage oculaire de Michael Schumacher: « La Williams talonnait beaucoup de l'arrière. Déjà, au tour précédent, j'avais la sensation qu'elle était très nerveuse à cet endroit, où il y a une bosse sur la piste. Ayrton en avait presque perdu le contrôle. La dernière image que j'en ai, c'est quand elle talonne de nouveau, une gerbe d'étincelles provoquée par les patins sort de l'arrière, et puis elle est sortie de mon champ de vision. » L'hypothèse la plus crédible est la rupture de la colonne de direction dont, on s'en souvient, Senna avait fait modifier l'emplacement avant la course. Une mauvaise soudure, exécutée en hâte, aurait provoqué ce bris fatal. On évoquera aussi une chute de la pression des pneus consécutive à un début de crevaison (il restait sans doute sur le bitume quelques débris de l'accrochage Lehto - Lamy) ou aux nombreux tours passés derrière la voiture de sécurité. Seul Damon Hill parlera d'une erreur de pilotage et explicitera sa pensée vingt ans plus tard dans son autobiographie. Au fond, peu importe...
Après les catastrophes
La Formule 1 est foudroyée dans sa tranquille existence de milliardaire. Cette succession inouïe de catastrophes laisse ses acteurs pantois, hébétés, brisés. Jamais depuis le GP de Belgique 1960 et les accidents mortels de Chris Bristow et Alan Stacey, deux pilotes avaient perdu la vie lors d'un même week-end. Et la cruelle ironie du destin réunit le néophyte, le sans-grade, l'inconnu Roland Ratzenberger, et l'étoile, l'idole, le plus grand pilote, peut-être, de tous les temps « Magic » Senna. Un terrible symbole qui rappelle aux pilotes qu'ils pratiquent un sport dangereux, que tous peuvent être frappés, le plus grand comme le plus humble. Un coup de semonce aussi pour les dirigeants, en premier lieu Max Mosley et Bernie Ecclestone, qui, trop occupés à ajuster les règlements sur les impératifs économiques, à multiplier les innovations contestables, comme les ravitaillements en essence, ont fini par perdre de vue les exigences sécuritaires. Cependant, ce qui a choqué les journalistes et les spectateurs du monde entier est l'indécence des décideurs et des commissaires sportifs, qui après l'accident de Senna ont maintenu ce qui ne pouvait plus être qu'une parodie de Grand Prix.
Au soir de ce tragique 1er mai 1994, les réactions oscillent entre abattement et colère. Alain Prost, effondré par la mort de celui qui était devenu son ami, s'exprime avec amertume au micro de TF1: « On vient d'assister à un week-end absolument incroyable. Trois accidents très graves, avec apparemment trois ruptures mécaniques. Pour les ravitaillements, on savait que ce type d'incident se produirait un jour, c'est presque le minimum qui s'est produit aujourd'hui. On pourra toujours dire que la F1 est un sport dangereux et que lorsqu'on évolue à 300 km/h sur un circuit comme Imola, il y a toujours des risques. Mais il n'y a pas de fatalité. Cela fait longtemps qu'on ne s'occupe plus de sécurité. Le business prend le pas sur le sport. Avant il y avait un pouvoir sportif et un pouvoir économique distincts. Maintenant ils sont rassemblés... On l'a vu aujourd'hui, une seule chose compte: reprendre le départ, continuer la course, ne pas l'arrêter alors qu'il y a des personnes qui gisent dans les stands... Personnellement, je trouve ça scandaleux. Les pilotes eux-mêmes auraient dû se manifester après l'accident de Senna. Il faut remettre le sport au premier plan, devant les intérêts commerciaux. »
Jackie Stewart et Niki Lauda appellent aussi les pilotes à s'unir pour faire pression sur la FIA et œuvrer de nouveau en faveur de la sécurité. Pierluigi Martini souligne pour sa part à quel point les monoplaces sont délicates à conduire depuis cette saison: « Aujourd'hui, les F1 sont totalement rigides afin d'exploiter au mieux l'effet de sol. Nous conduisons pratiquement collés à la piste. Nous ressentons ainsi toutes les aspérités de la route qui deviennent autant de dangers. Avec Senna, nous avions effectué à Imola une reconnaissance des points les plus périlleux. Il y avait la volonté de procéder à des améliorations, mais le temps a manqué... » Mika Häkkinen renchérit: « A Tamburello, il y avait plus de bosses qu'avant, dans les chicanes rapides aussi. Il faut absolument réduire la vitesse ! » « Nous avions évoqué ces risques avec Senna », rappelle Michael Schumacher. « Nous aurons une réunion vendredi à Monaco. Il devient urgent que nous fassions des propositions. » Les pilotes prendraient-ils enfin conscience de leurs responsabilités ? Que leur répondra Max Mosley, le président de la FIA, grand absent de ce week-end d'Imola ?
Mais pour le moment, l'heure est au deuil. Ayrton Senna, ce champion hors normes, capable des plus incroyables exploits, cet homme complexe, aux ressorts secrets, passionné, exigent, avide de succès mais aussi d'absolu, transcendé par une foi ardente, ce simple mortel adulé par des millions de fans à travers le monde, héros du peuple brésilien, laissera à jamais une empreinte indélébile dans l'histoire de ce sport. Sa disparition en pleine gloire, en repoussant les assauts de celui qui lorgnait sur son trône, cette sortie tragique le mythifie et absout ses errements. Senna le Magnifique est parti comme il a vécu: en tête d'un Grand Prix, devant tous les autres.
Après Imola
Tony