La finale du championnat
La saison 1974 de Formule 1 s'achève par le Grand Prix des États-Unis à Watkins-Glen. La lutte pour les titres mondiaux est sévère et indécise.
En ce qui concerne les pilotes, Emerson Fittipaldi et Clay Regazzoni sont à égalité avec 52 points chacun. Avec 45 points, Jody Scheckter a encore une petite chance d'être titré. Pour Fittipaldi et Regazzoni, la problématique est fort simple: celui qui termine devant l'autre sera champion du monde. Si le classement en reste ainsi, c'est le pilote McLaren qui sera sacré car il a remporté trois courses contre une seulement pour son rival. Pour Scheckter, la victoire est impérative mais pas suffisante. Dans le cas d'un succès, il lui faut espérer que Fittipaldi n'inscrive pas plus d'un point et que Rega n'en marque pas plus de deux.
La coupe des constructeurs fait aussi l'objet d'une lutte intense. Pour l'instant McLaren-Ford-Cosworth tient la corde mais n'a que cinq points d'avance sur la Scuderia Ferrari.
Chez McLaren, on est relativement confiant, la M23 étant très fiable et en net regain de forme en cette fin de saison. Ferrari semble toutefois avoir un avantage en termes de performance. Des essais privés se sont déroulés à Watkins-Glen une semaine avant l'épreuve. Regazzoni y a été victime d'un accident au cours duquel il s'est luxé une cheville. Le Suisse est prêt pour le Grand Prix mais cela fait désordre. Du moins peut-il compter sur le soutien de son équipier Niki Lauda. Chez Tyrrell on est aussi confiant car les voitures d'« Uncle Ken » ont toujours été très performantes sur ce tracé. Déjà représentant officiel de Ford et commentateur pour ABC, Jackie Stewart a été dépêché par Ken Tyrrell pour conseiller Jody Scheckter.
S'il y a quelques changements dans le paddock, les deux nouvelles équipes américaines Parnelli et Penske sont toujours là et bien décidées à briller devant leur public, de même que Shadow qui toutefois n'a pas de pilote américain. Lotus engage de nouveau sa 76 mais cette fois-ci c'est Tim Schenken qui se la voit confier, Jacky Ickx et Ronnie Peterson se concentrant sur la 72E. Chez Surtees, José Dolhem fait son retour en remplacement de Derek Bell tandis que Helmuth Koinigg a été confirmé après sa belle course à Mosport. Ian Ashley tente à nouveau sa chance avec la Brabham BT42 du Team Chequered Flag.
Cette course sera la dernière de Denny Hulme. A 38 ans le champion du monde 1967 n'a plus la motivation nécessaire pour poursuivre l'aventure et va donc quitte le circuit après cette dernière épreuve. C'est aussi la dernière course de Firestone, le manufacturier américain abandonnant la Formule 1 et laissant donc le monopole de la fourniture de pneumatiques à Goodyear.
Les qualifications
Un an après le décès accidentel de François Cevert, tous les regards sont tournés vers la sécurité. Et lors des premiers essais du vendredi, Jean-Pierre Beltoise est victime d'un gros accident, sa BRM ayant tapé le rail de face à Toe. L'avant de la voiture est complétement détruit et le Français peut s'estimer chanceux de s'en tirer avec une simple petite fracture au pied. Il n'en est pas moins forfait pour la course.
Les essais sont globalement dominés par les Brabham, outsiders de luxe de cette fin de saison. Mais l'inquiétude règne chez Ferrari. En effet les 312 B3 souffrent de gros problèmes de tenue de route et sous-virent énormément. Pour la consolation des Italiens, les McLaren ne sont pas très en forme non plus.
Reutemann réalise la pole position, la deuxième de sa carrière, avec seulement un centième de seconde d'avance sur Hunt qui confirme les gros progrès de l'Hesketh 308 nouvelle version. Andretti étonne tout le monde en hissant la Parnelli au troisième rang, pour sa deuxième course seulement ! L'Américain aurait pu faire encore mieux car il avait réalisé la pole provisoire le vendredi. Malheureusement pour lui, des soucis techniques le samedi lui ont empêché de défendre cette première place. Pace complète la deuxième ligne. Les outsiders bouleversent donc la lutte pour le titre. Lauda est seulement cinquième mais devance Scheckter dont la Tyrrell est moins véloce que prévu. Watson est septième avec sa Brabham privée et devance Fittipaldi. Regazzoni suit son rival avec une piètre neuvième place. Il précède Jarier, Laffite, Amon et Depailler. Hulme est seulement dix-septième pour sa dernière course. Les Lotus ne sont pas du tout performantes: Ickx est 16ème, Peterson 18ème et Schenken 27ème avec la 76 ! Wilds parvient à qualifier l'Ensign au 22ème rang. Dolhem, Schenken, Stuck et Ashley ne sont pas qualifiés.
Le Grand Prix
C'est sous un grand soleil que se déroule cette manche finale. Fittipaldi est soutenu par une petite colonie brésilienne qui occupe la tribune face aux stands. Teddy Mayer a eu l'idée d'équiper le casque de son pilote d'un émetteur-récepteur afin de le tenir au courant de la situation en piste. Regazzoni tente quant à lui de garder le moral malgré de sérieux ennuis techniques. Quant à Scheckter, toujours chaperonné par l'envahissant Jackie Stewart, son objectif est simple: gagner.
Sur la grille de départ, le système d'injection d'Andretti tombe en panne. Les mécaniciens de Parnelli se précipitent pour le changer. Ils y parviennent mais cette action est illégale et est censée entraîner la disqualification de l'Américain. Du coup, Dolhem et Schenken se croient autorisés à prendre le départ et s'installent sur la grille.
Départ: Reutemann conserve l'avantage sur Hunt tandis que Lauda déborde Pace et Scheckter. Regazzoni parvient à doubler Fittipaldi. Andretti est resté bloqué sur la grille à cause d'une panne de pompe à essence.
1er tour: Pace repasse devant Lauda tandis que Fittipaldi ne tarde pas à doubler Regazzoni.
Reutemann mène devant Hunt, Pace, Lauda, Scheckter, Fittipaldi, Regazzoni, Watson, Depailler et Laffite. Andretti a pu s'élancer avec l'aide des commissaires de piste. Wilds s'arrête à son stand car son moteur tourne à vitesse réduite.
2e: Watson double Regazzoni. Depailler perd trois places aux profits de Merzario, Laffite et Jarier.
3e: Merzario prend la huitième place à Regazzoni dont la Ferrari ne cesse de sous-virer.
4e: Reutemann et Hunt sont roues dans roues et s'échappent en tête de la course. A deux secondes, Pace tente de résister à Lauda et à Scheckter. Fittipaldi suit le Sud-Africain. Les deux Lotus sont très rapides en ce début de course: Ickx et Peterson sont déjà revenus aux 11ème et 12ème rangs.
5e: Hulme regagne son stand en panne de moteur. Le Néo-Zélandais sort de sa voiture et quitte le circuit. Ainsi se retire un ancien champion du monde, dans la plus grande discrétion. Andretti est aussi rappelé aux stands par le drapeau noir: son changement de système d'injection sur la grille était illégal et il est donc disqualifié.
6e: Ickx sort de la route dans la descente vers Toe en essayant de doubler Jarier, puis frotte le rail, cassant une suspension. Il parvient tout de même à ramener sa voiture aux stands pour abandonner
7e: Regazzoni tente de résister aux attaques de Peterson et Mass. Schenken est disqualifié pour avoir pris le départ illégalement.
En revanche Dolhem est autorisé à demeurer en piste, en tant que premier non qualifié, la direction de course considérant qu'Andretti était hors la loi dès le départ.
9e: Reutemann creuse peu à peu l'écart sur Hunt. Mass prend la dixième place à Peterson.
10e: Dans la descente de Toe, Koinigg quitte inexplicablement la piste (crevaison ? rupture de suspension ?). La Surtees défonce complétement la partie inférieure de la barrière ARMCO en acier... tandis que la partie supérieure demeure intacte. Le pilote percute le rail de plein fouet et est décapité par le choc. La voiture s'arrête bientôt, complétement détruite. Les commissaires de piste ne peuvent que constater l'affreux spectacle. Le casque du malheureux, qui hélas n'est pas vide, est récupéré quelques dizaines de mètres plus loin par un commissaire. Il est placé sur l'épave dans laquelle gît le cadavre. Une bâche la recouvre bientôt, jusqu'à la fin de la course.
11e: Malgré le drame qui vient de se dérouler, la course continue comme si de rien n'était.
12e: Merzario double Watson.
13e: Watson repasse devant Merzario tandis que Regazzoni doit concéder une place face à Mass.
14e: Peterson double Regazzoni, désormais onzième. Pryce s'arrête au stand Shadow pour changer les bougies de sa voiture. Il repart vingt-et-unième devant Wilds qui se traîne avec une Ensign dont le moteur fonctionne à faible régime.
15e: Les choses empirent sur les Ferrari: les suspensions détruisent leurs butées en caoutchouc, ce qui altère les pneumatiques. Regazzoni entre aux stands pour changer de pneus. Le Suisse repart en vingtième position et sait qu'il vient de perdre ses chances de titre mondial. De plus, un de ses amortisseurs est défectueux...
17e: Reutemann a trois secondes d'avance sur Hunt.
18e: Lauda passe à l'attaque sur ordre du stand Ferrari et menace Pace.
20e: Reutemann mène devant Hunt (5s.) et Pace (10s.). Lauda est proche du Brésilien. Scheckter roule en cinquième position, surveillé par Fittipaldi. Watson est septième devant Merzario, Mass, Peterson, Depailler et Laffite.
Au classement virtuel, la situation est la suivante: Fittipaldi 53 pts, Regazzoni 52, Scheckter 47.
21e: Mass perd trois positions. Jarier est au stand Shadow pour essayer de résoudre un sous-virage excessif. On change ses pneus et règle ses ailerons. Il repart en 19ème position, avec un tour de retard sur Reutemann.
22e: Lauda est victime de problèmes d'amortisseur et se retrouve sous la menace de Scheckter et Fittipaldi.
24e: Scheckter déborde Lauda. Plus loin, Merzario prend l'avantage sur Watson. Brambilla renonce suite à des problèmes d'alimentation. Stommelen est au stand Hill pour changer son pneu avant gauche.
25e: Lauda ne peut pas résister à Fittipaldi qui lui prend la cinquième place. Merzario double à son tour la Ferrari. Tout va mal pour Regazzoni qui s'arrête encore au stand Ferrari pour ajuster sa barre antiroulis. Il repart peu après.
27e: La nouvelle de la mort de Koinigg atteint les stands. L'équipe Surtees décide de se retirer du Grand Prix. Dolhem est rappelé à son garage.
29e: Lauda tente de résister à Watson malgré un amortisseur cassé et des pneumatiques très usés. Donohue renonce à cause d'un bris de suspension. Il roulait en treizième position.
30e: Mi-course: Reutemann mène devant Hunt (6s.) et Pace (20s.). Scheckter est quatrième à une trentaine de secondes et précède Fittipaldi et Merzario. Septième, Lauda résiste à une peloton composé de Watson, Peterson et Depailler. Regazzoni est 17ème.
Au championnat: Fittipaldi 54 pts, Regazzoni 52, Scheckter 48.
32e: Fittipaldi doit garder le contact avec Scheckter tout en surveillant un Merzario très collant. Watson prend la septième place à Lauda. Laffite abandonne à cause d'un souci de roulement de roue qui le gênait depuis plusieurs tours.
33e: Peterson est contraint à un arrêt aux stands à cause de soucis de pneus. Le Suédois repart en treizième position.
35e: Pas de changement en tête de la course. De son côté, Fittipaldi se contente de suivre Scheckter qui espère un miracle pour être sacré champion.
37e: Tout va mal pour Lauda qui se fait déborder par Depailler puis par Mass.
39e: Sa Ferrari étant trop instable, Lauda regagne son garage et abandonne. C'est là qu'il apprend la mort de son ami Helmuth Koinigg. Pryce est bloqué au stand Shadow pour changer de support de calandre. Il y reste dix minutes.
40e: Reutemann a une dizaine de secondes d'avance sur Hunt. Pace remonte peu à peu sur l'Hesketh. A une quarantaine de secondes se trouve Scheckter qui précède Fittipaldi et Merzario. Viennent ensuite Watson, Depailler, Mass et Hill. Regazzoni est quatorzième à deux tours du leader. Stommelen est de nouveau à son stand pour changer un pneu.
42e: Hunt est en difficulté car son moteur a des ratés et ses freins répondent imparfaitement.
44e: Merzario voit éclater son extincteur. Il doit stopper son Iso.
45e: Scheckter est victime d'une rupture de conduite d'huile. La Tyrrell est au ralenti et son pilote doit quitter la course. Ainsi s'envolent ses maigres espoirs de titre mondial.
46e: Désormais quatrième, Fittipaldi n'a plus qu'à terminer tranquillement la course pour devenir champion du monde. De plus Regazzoni a dû effectuer un autre arrêt aux stands pour changer encore de pneus...
48e: Pace revient sur Hunt au rythme d'une à deux secondes au tour.
51e: Peterson récupère la neuvième place en doublant Amon.
52e: Reutemann est en tête avec une quinzaine de secondes d'avance sur Hunt. Pace est à moins de vingt secondes. Fittipaldi mène un train de sénateur à la quatrième place. Il précède Watson, Depailler, Mass, Hill, Peterson et Amon.
54e: Pace réalise le meilleur tour en course:1'40''608'''. Peterson doit renoncer à cause d'une rupture de conduite d'essence.
55e: Pace est sur les talons de Hunt. Vu l'état de l'Hesketh, Hunt ne peut résister et se fait doubler par le Brésilien. Les deux Brabham officielles sont en tête.
57e: Dix secondes séparent Reutemann et Pace.
59ème et dernier tour: Carlos Reutemann remporte sa troisième victoire de l'année après une belle démonstration. Il devance Pace qui offre ainsi un doublé aux Brabham. Bernie Ecclestone est ravi de ce triomphe final. Hunt est troisième et monte ainsi sur son troisième podium de la saison. Emerson Fittipaldi coupe la ligne d'arrivée en quatrième position et devient ainsi champion du monde pour la deuxième fois de sa carrière. Watson est cinquième et permet aux BT44 d'occuper trois des cinq premières places. Depailler prend le dernier point. Mass, Hill, Amon et Jarier viennent ensuite. Regazzoni conclut son calvaire au onzième rang. Stommelen est le dernier pilote classé. Wilds rallie l'arrivée en panne d'essence, tandis que Pryce n'est pas classé.
Dès l'arrivée Pace est transporté à l'infirmerie. Il s'est en effet cassé deux côtes en début de course lorsque sa ceinture de sécurité s'est desserrée, ce qui l'a projeté violemment contre son cockpit. Cela souligne l'héroïsme du jeune Brésilien qui a tout de même fini l'épreuve en seconde position.
Fittipaldi champion du monde
Emerson Fittipaldi devient donc double champion du monde à seulement 27 ans. Le Brésilien est fêté par ses supporteurs qui ont envahi l'allée des stands, en attendant un défilé populaire à son retour au pays. Pour couronner ce succès, McLaren remporte pour la première fois la coupe des constructeurs. C'est la récompense de tous les efforts fournis par l'équipe depuis le décès accidentel de Bruce McLaren en 1970. Sa veuve Pat, Teddy Mayer, Phil Kerr, Gordon Coppuck et Denny Hulme ont été les artisans de cette renaissance. Emerson Fittipaldi a quant à lui parfaitement su s'adapter à la marque pour la mener aux sommets dès la première année de leur collaboration.
Fittipaldi a peu tremblé lors de cette course comme il l'explique à la presse : « Je savais que Regazzoni ne marchait pas très bien. J'ai donc essayé de me placer au mieux, dès le départ. Je surveillais Scheckter [...] qui n'arriva pas à dépasser les trois premières voitures, très rapides. Tout me devint alors plus aisé... [...] Je me suis senti champion du monde après l'arrêt de Regazzoni à son stand. J'étais très calme. Je n'avais pas à forcer mon moteur ni mes pneus. A ce niveau-là, la sérénité n'a pas de prix... »
Chez Ferrari, la déception règne évidemment. La Scuderia n'a pas été à la hauteur de cette finale. Toujours cruelle, la presse italienne qualifie cette dernière manche de « Waterloo Glen ». Au moins Clay Regazzoni peut se consoler en se disant qu'il n'est pour rien dans cette défaite. Il l'admet très sportivement : « J'étais malchanceux le jour où à aucun prix je ne devais l'être. Il faut savoir s'incliner... »
Toutefois, cet échec est à relativiser. Au fond du trou un an plus tôt, Ferrari a su se hisser de nouveau au plus haut niveau grâce aux efforts de Luca di Montezemolo et de Mauro Forghieri. La 312 B3 était la voiture la plus performante de cette saison 1974. Grâce son nouveau prodige Niki Lauda, Ferrari peut envisager l'avenir avec sérénité.
Enfin, dans ce contexte, la mort accidentelle d'Helmuth Koinigg passe quelque peu inaperçue. Le jeune Autrichien était peu connu de ses collègues. Néanmoins, le rôle néfaste des rails de sécurité en acier, qui ont de nouveau fait l'effet de guillotine, est pointé du doigt par les pilotes. Mais cela ne va pas émouvoir la FIA et le CSI. En ces temps de crise automobile mondiale, les autorités ont d'autres chats à fouetter que lancer une réflexion globale sur la sécurité des circuits. Autres temps...
Tony