Espoirs et mésaventure du JPS Team Lotus
L'autodrome de Monza devrait, sauf grande surprise, être le théâtre du premier titre mondial d'Emerson Fittipaldi. Le Brésilien de Lotus possède en effet 25 points d'avance sur Denny Hulme et Jackie Stewart à trois épreuves de la fin de la saison. Hulme et Stewart doivent impérativement l'emporter pour entretenir le suspense, mais ils n'y songent guère. Stewart se consacre à la mise au point de la Tyrrell 005 et la McLaren de Hulme, quoiqu'en progrès constants, n'est pas capable de l'emporter à la régulière. Toutes les conditions sont donc réunies pour que Fittipaldi soit consacré. Il lui suffit pour se mettre à l'abri d'inscrire trois points. Lotus peut aussi remporter la coupe des constructeurs à l'issue de cette épreuve. Deux petits points lui suffisent pour devancer définitivement McLaren et Tyrrell.
Mais Lotus va être sévèrement handicapée par un incident inattendu. Le mardi précédant l'épreuve, le camion transportant les 72D de Fittipaldi et de Dave Walker est victime d'un sérieux accident sur l'autoroute conduisant à Milan. La voiture de Walker est hors d'usage et celle de Fittipaldi gravement endommagée. Arrivé Monza, le Pauliste apprend la nouvelle et doit se rendre à Chamonix où l'équipe avait laissé son mulet... sur un parking. Il ramène lui-même cette Lotus à Monza... Plus de peur que de mal donc, même si Walker devra faire banquette, sa monoplace étant irréparable pour la course.
Présentation de l'épreuve
Le tracé de Monza a été passablement modifié à la demande de l'association des pilotes. Deux chicanes ont été installées afin de ralentir les voitures, la première juste après les stands, à l'embranchement de l'ancien anneau de vitesse, et l'autre à la place de la Curva del Vialone, rebaptisée Variante Ascari. Ces chicanes sont entourées de rails en acier et ne pardonnent donc aucune erreur. Elles devraient surtout transformer complétement la physionomie des courses à Monza qui jusqu'ici se déroulaient en peloton serré. Les dépassements vont devenir beaucoup plus difficiles. Afin toutefois d'éviter des accrochages au cours du premier tour, la première chicane ne sera utilisée qu'à partir du second passage.
Comme tous les ans les tifosi attendent beaucoup de la Scuderia Ferrari pour son Grand Prix national. Mais l'équipe dirigée par Peter Schetty et Alessandro Colombo n'est pas très optimiste car un succès de la 312B2 reposerait surtout sur la puissance du Flat 12 italien dans les longues lignes droites du tracé. Ferrari engage de nouveau trois voitures puisque Mario Andretti fait son retour dans l'équipe après plusieurs mois d'absence. Mauro Forghieri devait présenter sa nouvelle 312 B3 et la confier au quatrième pilote de l'équipe Arturo Merzario. Mais lors des essais préliminaires, Jacky Ickx et Clay Regazzoni ont trouvé cette voiture « vicieuse ». Elle ne court donc pas mais est tout de même présentée à la presse. C'est une assez belle monoplace à empattement court, dont les radiateurs sont situés derrière les suspensions avant. Elle possède deux prises d'air moteur jusqu'ici absentes sur les voitures italiennes. Mais elle se singularise surtout par son nez plongeant en forme de pelle, d'où le surnom de « chasse-neige » que lui donnent les journalistes transalpins.
John Surtees présente aussi un nouveau modèle, la TS14 qui répond au règlement technique de 1973 imposant des structures déformables aux autos en cas de choc. « Big John » décide de prendre lui-même le volant de sa création, près d'un an après son dernier Grand Prix. Avec les TS9 de Mike Hailwood, Tim Schenken et Andrea de Adamich, quatre Surtees sont donc présentes au départ.
BRM aligne quatre voitures. Jean-Pierre Beltoise utilise de nouveau la P180, version 02, avec une nouvelle suspension et une voie arrière élargie. Peter Gethin, Reine Wisell et Howden Ganley utilisent des P160C.
Pour cette course italienne Tecno engage cette fois-ci ses deux pilotes Derek Bell et Nanni Galli. Bell conduit la PA123/3 tandis que Galli teste un nouveau modèle, la 123/4 à empattement rallongé de six centimètres.
Frank Williams avait prévu de confier la Politoys au pilote de voitures de sport Giancarlo Gagliardi, mais Henri Pescarolo ayant détruit la voiture à Brands-Hatch, cet engagement a été abandonné.
Mouvements dans le paddock
Lotus a décidé de se séparer à la fin de la saison de Dave Walker qui ne s'est jamais adapté à la Formule 1. Colin Chapman est parvenu à trouver un accord pour recruter le Suédois Ronnie Peterson, 28 ans et grand espoir du sport automobile, champion d'Europe de Formule 2 et vice-champion du monde de F1 en 1971. Celui-ci comprend qu'il n'a plus rien à attendre d'une équipe March financièrement affaiblie et techniquement dans l'impasse depuis l'immense échec de la 721X. Son style de pilotage généreux et flamboyant rappelle aussi à Chapman celui du regretté Jochen Rindt.
L'avenir de l'équipe Brabham est aussi en question. Il est désormais quasi certain que Graham Hill va la quitter, ses relations avec Bernie Ecclestone tournant à l'aigre. Il ne supporte pas en effet l'autoritarisme de l'homme d'affaire, tandis que celui-ci considère que l'ancien champion, âgé de 43 ans, est fini, appartient au passé. Ecclestone désire remodeler l'équipe autour du prometteur Carlos Reutemann, en conservant éventuellement Wilson Fittipaldi qui a démontré un certain potentiel. Mais Brabham a aussi besoin d'une nouvelle voiture capable de la faire renouer avec le succès. Une BT39 à moteur Weslake a été conçue mais n'a pas été alignée en course tant ses essais ont été mauvais...
Les qualifications
Les moteurs à douze cylindres ont évidemment un petit avantage sur ce circuit, mais on attend aussi de voir qui de Goodyear ou de Firestone fournira les meilleurs pneus.
Pour la grande joie des tifosi, Ickx réalise la pole position, la treizième de sa carrière, avec quatre centièmes d'avance seulement sur Amon dont la Matra est en forme, portée par son V12. Stewart réalise un bon chrono, le troisième, à quatorze centièmes d'Ickx. Il précède Regazzoni, Hulme et E. Fittipaldi. Andretti est septième avec la troisième Ferrari, aux côtés de Revson en quatrième ligne. En cinquième ligne on trouve Hailwood et la première BRM, celle de Wisell. Reutemann est onzième avec la plus rapide des Brabham.
Comme en Autriche, Cevert n'a guère les moyens de se défendre et est seulement quatorzième. Beltoise n'est pas mieux loti avec la seizième place.
Surtees réussit à se qualifier en 19ème position devant ses équipiers et employés de Adamich et Schenken. Suite à un accident aux essais Peterson n'est que 24ème, derrière la Tecno de Galli et la March privée de Beuttler.
Bell et, plus étonnamment, Pescarolo ne parviennent pas à se qualifier.
Le Grand Prix
La course se déroule par temps frais, sous un ciel couvert.
Départ: Excellent envol d'Ickx qui conserve la première place tandis que Regazzoni se porte à la hauteur d'Amon et prend la deuxième position. Stewart grille son embrayage dès les premiers mètres. Il ralentit alors que le peloton fonce sur lui. Heureusement tout le monde parvient à l'éviter, même si Peterson le doit à une terrible embardée qu'il rattrape magistralement. Stewart s'engouffre dans l'échappatoire qui mène à l'ancien anneau de vitesse et sort de sa voiture.
1er tour: Fittipaldi et Andretti sont aussi passés devant Amon.
Ickx mène devant Regazzoni, E. Fittipaldi, Andretti, Amon, Hailwood, Hulme, Reutemann, Revson et Hill. Lauda regagne son stand à faible allure avec un accélérateur bloqué.
2e: Les coureurs empruntent la chicane du premier virage pour la première fois. Ickx a une seconde et demie d'avance sur Regazzoni, poursuivi par Fittipaldi. Amon double Andretti. Hailwood attaque l'Américain juste avant la parabolique mais celui-ci lui ferme assez dangereusement la porte au nez.
3e: Hailwood double Andretti, désormais également menacé par Hulme.
5e: Ickx n'a qu'une petite seconde d'avance sur Regazzoni qui emmène derrière lui E. Fittipaldi, Amon et Hailwood. Andretti décroche et se retrouve sous la menace d'un autre groupe composé de Hulme, Revson, Reutemann, Hill et W. Fittipaldi, soit les deux McLaren et les trois Brabham. De Adamich s'arrête à son stand pour faire changer sa pompe à essence.
7e: Le moteur de Galli casse dans la Parabolica. L'Italien sort dans les graviers mais parvient à stopper sa Tecno sans rien toucher.
8e: Les cinq premiers pilotes, à savoir Ickx, Regazzoni, Fittipaldi, Amon et Hailwood, se tiennent en moins de cinq secondes.
9e: Regazzoni est juste derrière Ickx mais ne trouve pas l'ouverture.
10e: Ickx mène devant Regazzoni (0.5s.), E. Fittipaldi (2s.), Amon (3s.), Hailwood (3.8s.), Andretti (11.5s.), Hulme (11.7s.), Revson (14.7s.), Reutemann (15.2s.), Hill (17.2s.), W. Fittipaldi (19.8s.), Wisell (23.7s.) et Cevert (23.9s.).
11e: Hulme prend la sixième position à Andretti.
13e: Regazzoni attaque toujours Ickx, surveillé par le trio Fittipaldi - Amon - Hailwood. Hulme est à douze secondes du leader.
14e: Regazzoni prend l'aspiration derrière Ickx et le double sur la ligne de chronométrage.
15e: Regazzoni mène avec une demi-seconde d'avance sur Ickx. Fittipaldi, Amon et Hailwood sont à la poursuite des deux Ferrari. Reutemann heurte la chicane et casse ainsi une rotule de suspension. Le jeune Argentin doit stopper sa Brabham dans l'herbe. Cevert regagne le stand Tyrrell: son moteur a rendu l'âme.
16e: Wisell se frotte à son tour à la chicane. Il regagne le stand BRM afin de faire vérifier sa voiture et repart en dix-septième position.
17e: Regazzoni tente de prendre un tour à Pace dans la chicane de la courbe Ascari. Mais les deux pilotes ne se comprennent pas et entrent en contact. Les voitures heurtent le rail et celle de Regazzoni prend feu à l'arrière. Heureusement le Suisse sort aussitôt de son épave. Un commissaire éteint l'incendie avec un extincteur.
18e: Ickx retrouve donc le commandement de l'épreuve mais n'a que quelques centaines de mètres d'avance sur le trio Fittipaldi - Amon - Hailwood. On évacue les autos accidentées de Regazzoni et de Pace.
20e: Ickx est premier devant E. Fittipaldi (1.5s.), Amon (2s.), Hailwood (2.9s.), Hulme (11.2s.), Andretti (12.8s.), Revson (14.2s.), Hill (18s.) et Ganley (25.2s.). W . Fittipaldi regagne son stand avec une traverse arrière cassée et abandonne.
21e: Schenken se loupe à la première chicane et heurte les protections. Sa course se termine là. Surtees est quant à lui contraint au retrait car sa nouvelle machine rencontre des problèmes de suspension. Il occupait le 18ème rang.
23e: Andretti est victime d'une crevaison. Il ramène sa voiture au stand Ferrari, fait changer sa roue et repart en dixième position avec un tour de retard.
24e: Arrêt aux stands de Ganley afin de résoudre un problème d'allumage. Le Néo-Zélandais repart après deux minutes d'immobilisation.
25e: Ickx mène avec une seconde et demie d'avance sur Fittipaldi, lui-même talonné par Amon et par Hailwood. La victoire se disputera entre ces quatre coureurs.
27e: Statu quo en tête de l'épreuve. Ickx, Fittipaldi, Amon et Hailwood sont roues dans roues.
30e: Ickx mène devant Fittipaldi (1s.) et Amon (3s.). Hailwood commence à perdre du terrain et a six secondes de retard sur Ickx. A vingt-cinq secondes se trouve Hulme qui précède Hill, Revson, Gethin, Beltoise, Andretti, Peterson et Beuttler.
32e: Si Fittipaldi et Amon parviennent à suivre Ickx, Hailwood est maintenant semé.
34e: Le trio de tête poursuit sa ronde et précède maintenant Hailwood de douze secondes.
35e: De Adamich renonce suite à un problème de freins.
37e: Andretti remonte peu à peu. Il prend la neuvième place à Beltoise. Le douze cylindres BRM est nettement moins performant que le Flat 12 de Ferrari.
38e: Les freins d'Amon ne répondent plus. Le pilote Matra n'a plus qu'à regagner son stand pour renoncer afin d'éviter un accident. La victoire se jouera entre Ickx et Fittipaldi.
40e: Ickx est toujours en tête, talonné par Fittipaldi. Suivent Hailwood (15.4s.), Hulme (32s.), Hill (38s.) et Revson (40s.). Gethin occupe le septième rang. Il est le dernier pilote à être dans le même tour que les leaders.
42e: Ickx attaque afin de garder Fittipaldi à distance et d'offrir à Ferrari une victoire en Italie. Fittipaldi n'a pas besoin d'attaquer outre mesure puisque cette seconde place lui permettrait d'obtenir le titre mondial.
43e: Wisell s'arrête de nouveau à son stand car sa cinquième vitesse ne cesse de sauter. Il fait régler son limiteur de régime afin de pouvoir rouler en 4ème, puis reprend la piste.
44e: Ickx réalise le meilleur tour de l'épreuve: 1'36''3'''.
46e: Stupeur dans les tribunes: Ickx regagne les stands au ralenti. Un court-circuit a coupé sa batterie. Comme il n'y a pas moyen de la réparer, Ickx met pied à terre.
47e: Fittipaldi roule maintenant vers la victoire avec quinze secondes d'avance sur Hailwood dont le moteur donne des signes de fatigue. Hulme est à dix secondes de la Surtees. Hill est quatrième mais il est menacé par Revson.
49e: Hill et Revson sont roues dans roues, en bagarre pour la quatrième place. Le Britannique souffre de problèmes de freins.
50e: Revson parvient à doubler Hill. Le voici quatrième.
52e: Fittipaldi mène devant Hailwood (15s.), Hulme (24s.) et Revson (35s.).
54e: Hill termine l'épreuve presque privé de freins. Il va toutefois parvenir à conserver sa cinquième place, Gethin étant trop loin pour le rattraper.
55ème et dernier tour: Colin Chapman jette sa casquette en l'air: Emerson Fittipaldi remporte le Grand Prix d'Italie et devient ainsi champion du monde de Formule 1 pour la première fois. Lotus remporte la coupe des constructeurs. Hailwood termine second et offre à l'équipe Surtees son premier podium. Hulme termine troisième devant son équipier Revson. Hill est cinquième, ce qui est son meilleur résultat depuis fort longtemps. Vainqueur la saison précédente, Gethin inscrit son premier point de l'année. La septième place d'Andretti ne satisfera pas les tifosi, extrêmement déçus par l'abandon d'Ickx. Beltoise, Peterson, Beuttler, Ganley, Wisell et Lauda sont aussi à l'arrivée.
Triomphes de Fittipaldi et de Chapman
A 25 ans, 8 mois et 29 jours, Emerson Fittipaldi devient le plus jeune champion du monde de l'histoire de la Formule 1. Il est aussi le premier Brésilien à remporter ce titre et devient aussitôt une idole dans son pays. Arrivé en Angleterre trois ans seulement auparavant, Fittipaldi a très rapidement gravi les échelons vers la Formule 1. Vainqueur dès son cinquième Grand Prix en 1970, il s'impose comme le leader incontesté de l'équipe Lotus après le décès de Jochen Rindt, jusqu'à atteindre les sommets en 1972. C'est aussi une revanche sur une année 71 qui fut douloureuse pour le pilote, mais aussi pour l'homme: victimes d'un accident de la circulation, les époux Fittipaldi y ont perdu le bébé qu'ils attendaient. Le Pauliste, alliant un grand talent naturel et un professionnalisme pointu, est devenu en quelques mois une des références du sport automobile mondial. Seul Jackie Stewart, son rival malheureux, semble pouvoir encore contester la future suprématie de celui que les journalistes appellent le « nouveau Fangio ».
Le John Player Special Team Lotus remporte pour sa part sa cinquième couronne mondiale des constructeurs. Revenu de ses errements de 1971, à savoir la voiture à turbine, Colin Chapman a de nouveau fait triompher sa fameuse 72, voiture révolutionnaire et référence de la plupart des ingénieurs du paddock. C'est aussi le cinquième sacre consécutif pour le moteur Ford-Cosworth qui domine très nettement ses rivaux Ferrari, Matra et BRM. Enfin Firestone a pris une éclatante revanche sur Goodyear après avoir été dominée par sa rivale en 1971.
Tony