La mort de Bruce McLaren
Ce Grand Prix de Belgique est précédé d'une tragédie. Lors d'une course de CanAm à Indianapolis, Denny Hulme a été victime d'un gros accident au cours duquel il s'est sévèrement brûlé les deux mains. Il est donc contraint de se tenir éloigné des circuits pour plusieurs semaines. Le 2 juin, son patron et ami Bruce McLaren teste donc à sa place le nouveau prototype CanAm sorti de ses ateliers. Il effectue ces essais sur la piste désaffectée de Goodwood. Soudain, alors que le bolide est lancé à pleine vitesse, son capot moteur se détache, entraînant le proto dans une terrible embardée. Il finit par s'écraser contre un poste de commissaires abandonné. Bruce McLaren est tué sur le coup, à l'âge de 32 ans.
La mort du Néo-Zélandais émeut tout le petit monde du sport automobile. Grâce à sa gentillesse et sa bonne humeur, il était aimé de tous ses confrères. En six ans d'existence, il a fait de sa petite structure privée une des meilleures écuries de course au monde. Son bras-droit Teddy Mayer lui succède à la tête de l'entreprise, associé de Phil Kerr et de Pat, sa veuve.
En signe de deuil, l'équipe McLaren déclare forfait pour cette course. John Surtees annule également l'engagement de sa voiture privée.
Johnny Servoz-Gavin quitte la compétition
Un autre événement est l'annonce de la retraite subite de Johnny Servoz-Gavin. A seulement 28 ans le Grenoblois quitte la compétition après avoir échoué aux qualifications du Grand Prix de Monaco. Il ne donne pas d'explications précises à ce retrait, mais beaucoup suggèrent que son mode de vie très dissipé est devenu incompatible avec les efforts exigés par le sport automobile moderne. Plus certainement, Servoz-Gavin est diminué par une blessure contractée lors d'un rallye au cours de l'hiver précédent. Au volant d'un 4x4, il aurait reçu une branche d'arbre dans un œil, lui causant de sévères troubles visuels. Depuis cet événement, Servoz n'est plus le même. Il avouera plus tard avoir eu peur rien qu'en effectuant une reconnaissance à pied du circuit de Monte-Carlo.
Quoiqu'il en soit, Ken Tyrrell n'engage pour cette course que la seule voiture de Jackie Stewart, avant de se mettre en quête d'un remplaçant.
Un circuit très critiqué
Le Grand Prix de Belgique se tient de nouveau à Spa-Francorchamps après une année d'absence. Pour des raisons de sécurité, le GPDA a obtenu des organisateurs la création d'une chicane au milieu de la descente vers la courbe de Masta, au carrefour de la route de Malmédy. Mais le circuit est de toute façon jugé bien trop dangereux par bon nombre de pilotes. Jackie Stewart, qui a failli y laisser la vie en 1966, réclame l'annulation de l'épreuve : « Nous sommes des pilotes professionnels, et en tant que tels, notre devoir est de peser les conséquences d'une erreur ou d'une défaillance susceptible de se révéler fatale et pour nous et nous les spectateurs. Or, à Spa, on ne peut pas se permettre la moindre erreur. C'est un circuit dangereux, follement dangereux. Courir à Spa est à mon avis un risque qui ne vaut pas la peine d'être pris. »
Le samedi après-midi, le GPDA tient une réunion pour discuter de l'opportunité de courir le lendemain alors que la météo annonce des conditions climatiques difficiles. Deux clans s'opposent violemment : Jackie Stewart et son ami Jochen Rindt réclament l'annulation de l'épreuve en cas de pluie, tandis que Jacky Ickx et Pedro Rodríguez clament leur intention de participer quelles que soient les conditions. Les débats s'enveniment, et le vice-président de l'association Graham Hill a bien du mal à maintenir le calme. Lorsque Stewart avance que, faute de glissières, la moindre sortie de route peut s'avérer mortelle, Ickx lui réplique que les pilotes sont payés pour conduire et qu'il n'est pas question de décevoir les dizaines de milliers de spectateurs qui se rendront le lendemain sur le circuit. « Nous devons accepter les risques que ce métier implique, y compris celui de perdre la vie ! » affirme-t-il, au grand scandale de Stewart dont la philosophie est toute différente. « On ne fait tout de même pas ce métier pour mourir... » soupire le champion écossais à l'oreille de Piers Courage. Quant à Rodríguez, il assume crânement sa fonction de « trompe-la-mort », ce qui lui attire des commentaires acerbes de Stewart : « Pedro ne réfléchit que rarement et je suis à peu près certain qu'il est incapable de réagir autrement que de façon instinctive... » Finalement, la réunion se clôt sans qu'aucune décision ne soit prises, Stewartiens et jusqu'au-boutistes campant sur leurs positions.
Présentation de l'épreuve
Sur ce circuit très rapide, les moteurs douze cylindres de BRM, Ferrari et Matra devraient avoir un certain avantage sur les V8 Ford-Cosworth.
Pour la première fois depuis le début de l'année, deux Ferrari sont engagées. La deuxième 312B est confiée au pilote italien Ignazio Giunti, 28 ans, qui s'est révélé en endurance pour le compte d'Alfa Romeo.
Le riche collectionneur anglais Tom Wheatcroft lance sa propre équipe en Formule 1 et Formule 2. Il a acheté une Brabham BT26 qu'il confie à Derek Bell, déjà aperçu en Grand Prix à quelques reprises. Enfin l'Espagnol Alex Soler-Roig est de nouveau au volant d'une Lotus. Cette fois-ci il bénéficie d'une 72 qui tout d'abord était destinée à Jochen Rindt.
Colin Chapman hésite en effet à utiliser sa nouvelle création qui n'est pas encore très au point. Pour cette manche de Spa, Rindt devait piloter une 72 et John Miles la 49C. Mais lors de la première séance d'essais l'Autrichien grippe un roulement de moyeu et choisit de conduire la 49C jugée plus sûre. Le pauvre Miles, véritable souffre-douleur de Chapman, récupère donc la 72... Celle-ci souffre d'indéniables problèmes de freins, déjà relevés par Miles lors de l'International Trophy. Rindt la juge dangereuse et déclare à Bernie Ecclestone: « Cette foutue voiture me tuera un jour... »
Les qualifications
Elles sont marquées par une nouvelle polémique. En effet les chronos relevés par les officiels diffèrent sensiblement de ceux notés depuis les stands par les équipes, ce qui provoque la colère des directeurs d'écurie...
Stewart réalise tout de même sa troisième pole en quatre courses, avec deux secondes d'avance sur Rindt et Amon qui complètent la première ligne. Ickx et Brabham sont en deuxième ligne. Les V12 ne confirment donc pas pour l'heure leur prétendue supériorité. Rodríguez est sixième et précède Stommelen dont c'est la meilleure qualification depuis le début de l'année. Giunti est huitième pour son premier Grand Prix, ce qui est une belle performance. Bel exploit aussi pour Peterson, neuvième sur sa 701 privée, précédant la March officielle de Siffert. Les Matra ont en revanche beaucoup déçues: Beltoise est onzième et Pescarolo dix-septième et dernier qualifié ! Miles a hissé la Lotus 72 au treizième rang. On retrouve aussi dans le ventre mou de la grille Courage (12ème), Bell (13ème), Oliver (14ème) et Hill (16ème).
Soler-Roig était dix-huitième mais son accès au départ est refusé car il n'a pas couvert assez de tours lors des essais.
Le Grand Prix
La course se déroule sous un beau soleil. Ceux qui craignaient de courir sous la pluie sont soulagés. Ronnie Peterson a bien failli ne pas être au départ : dimanche matin, le jeune Suédois a été interpellé après avoir accidentellement roulé sur le pied d'un policier. Louis Stanley, secrétaire du GPDA, obtient heureusement sa libération en intervenant auprès de M. Lucien Harmegnies, ministre belge de l'Intérieur.
Départ: Rindt prend le meilleur envol et se place devant Amon et Stewart à l'abord de l'Eau Rouge. Suivent Ickx, Brabham et Rodríguez.
1er tour: Rindt commet une erreur à la chicane de Stavelot et se fait doubler par Amon et par Stewart. De son côté Rodríguez double Brabham puis Ickx.
Amon mène devant Stewart, Rindt, Rodríguez, Ickx, Brabham, Beltoise, Peterson, Courage et Oliver. Bell a cassé son levier de vitesses et regagne déjà son garage.
2e: Stewart s'empare du commandement aux dépens d'Amon. Beltoise double Brabham et Oliver dépasse Courage.
3e: Stewart a une seconde d'avance sur Amon lorsqu'il attaque l'Eau Rouge. Mais le Néo-Zélandais le rattrape et le repasse peu après. Rodríguez double Rindt et pointe au troisième rang. Oliver prend la huitième place à Peterson.
4e: Amon, Stewart et Rodríguez se tiennent en deux secondes. Rodríguez double Stewart avant La Source, profitant de la puissance de son V12 dans les longues pleines charges. Ickx double Rindt. Giunti effectue un tête-à-queue à La Source et perd deux places. Courage regagne son stand à cause d'un problème de pression d'huile. Le jeune Anglais doit abandonner.
5e: Rodríguez est maintenant à la poursuite d'Amon. Il finit par le doubler après Blanchimont et prend ainsi le commandement de l'épreuve. Plus loin, Rindt tente de résister aux assauts de Beltoise et de Brabham.
6e: Brabham double Beltoise et Rindt et se retrouve en cinquième position.
7e: Rodríguez mène devant Amon (1.1s.), Stewart (2.3s.), Ickx (5.6s.), Brabham (7.1s.), Rindt (9.2s.) et Beltoise (10.8s.). Suivent Pescarolo, Peterson, Stommelen et Giunti. Pescarolo a doublé Peterson au freinage de l'Eau Rouge. Oliver est tombé en panne d'accélérateur et revient à son garage.
8e: Brabham commence à passer à l'attaque: il prend la quatrième place à Ickx.
9e: Brabham double Stewart et pointe au troisième rang. Il semble en mesure de rattraper Amon. Rindt repasse devant Ickx. Beltoise et Pescarolo sont en bagarre pour la septième place.
10e: L'écart entre Rodríguez et Amon n'excède pas les deux secondes. Brabham part en tête-à-queue à la chicane. L'Australien repart cinquième après avoir laissé passer Stewart et Rindt.
11e: Un piston a cédé sur le moteur de Rindt. L'Autrichien est contraint à l'abandon après la chicane.
12e: Brabham est de nouveau lancé à la poursuite de Stewart. Pescarolo prend la sixième place à Beltoise.
13e: Brabham déborde Stewart et se retrouve au troisième rang.
14e: A mi-course, Rodríguez est en tête devant Amon (1.6s.), Brabham (17.2s.), Stewart (18.9s.), Ickx (19.7s.), Pescarolo (31.6s.) et Beltoise (32.2s.). Viennent ensuite Giunti, Peterson et Stommelen. Peterson effectue un double tête-à-queue à la Source avant de repartir. Miles occupait le dernier rang lorsqu'il abandonne suite à une avarie de sa boîte de vitesses. Les deux Lotus officielles sont hors course.
15e: Le moteur de Stewart explose dans la montée vers l'Eau Rouge. L'Écossais arrête son bolide dans l'herbe.
17e: Statu quo en tête de l'épreuve: Amon suit toujours Rodríguez mais ne parvient jamais à trouver l'aspiration car son moteur a moins de chevaux que le V12 BRM. Hill s'arrête au stand Walker pour pour faire changer son pneu arrière gauche.
18e: Peterson regagne son stand pour faire réparer son collecteur d'échappement. L'opération va durer près d'un quart d'heure.
19e: Brabham tombe en panne d'embrayage. Le leader du championnat doit renoncer et Ickx récupère la troisième place. Beltoise double son équipier Pescarolo. Giunti effectue un court passage par le stand Ferrari avant de repartir derrière Stommelen.
20e: Hill revient à son garage avec un moteur en panne. C'est son premier retrait de la saison 1970.
21e: Rodríguez a deux secondes de marge sur Amon. Suivent Ickx (50s.), Beltoise (1m. 01.5s.) et Pescarolo (1m. 01.9s.). Stommelen est sixième devant Giunti et Siffert.
22e: Une fuite d'essence se déclare sur la pompe mécanique de la Ferrari d'Ickx. La combinaison du Belge s'imbibe d'essence, ce qui ranime ses brûlures contractées à Jarama. Il doit s'arrêter à son stand. Il change de combinaison tandis que Franco Gozzi ordonne aux mécaniciens d'opérer un colmatage de fortune sur la pompe.
24e: Ickx reprend la piste en huitième et dernière position.
25e: Rodríguez a toujours deux secondes d'avance sur Amon qui ne peut pas le rattraper. Beltoise est désormais troisième à plus d'une minute, talonné par son équipier Pescarolo. Stommelen est sixième devant Giunti.
26e: Giunti prend la cinquième place à Stommelen.
27e: Amon se rapproche de Rodriguez, mais il est toutefois encore trop loin pour le menacer. Siffert abandonne, de nouveau à cause d'un problème d'alimentation.
28ème et dernier tour: Amon réalise le meilleur tour en course: 3'27''4'''. A cause d'un défaut de vidange dans le réservoir de sa Matra, Pescarolo voit son moteur tomber en panne sèche. Il regagne son stand où ses mécaniciens rajoutent de l'essence pour lui permettre d'effectuer le dernier tour. Mais la voiture refuse de redémarrer et le pauvre Français reste à quai.
De son côté Pedro Rodríguez franchit la ligne d'arrivée et emporte sa deuxième victoire en Formule 1, la première de BRM depuis la saison 1966. Amon finit deuxième, à seulement une seconde du Mexicain, et marque ainsi enfin ses premiers points de l'année. Beltoise est troisième et donne à Matra son deuxième podium consécutif. Giunti finit quatrième pour son premier Grand Prix, un très beau résultat qui permet aussi à Ferrari d'ouvrir son compteur de points. Stommelen est cinquième et marque lui aussi ses deux premiers points. Pescarolo est classé sixième, devant Siffert et Ickx. Peterson termine avec huit tours de retard et n'est donc pas classé.
Après la course
Pedro Rodríguez est un homme heureux: ce début de saison 1970 est idéal pour lui qui a déjà triomphé à trois reprises en voitures de sport pour le compte de Porsche. C'est aussi sa première victoire en F1 depuis plus de trois ans. Avec quatre vainqueurs en quatre épreuves, ce championnat s'annonce très disputé.
Brabham conserve la première place avec 15 points. Stewart a treize points, trois de mieux que Rodriguez. Le championnat des constructeurs est très serré: March, Brabham, McLaren, Lotus, Matra et BRM se tiennent en moins de dix points !
Tony