Renault se (re)lance dans l'arène
Entre Renault et la Formule 1, c'est une longue histoire d'amour toujours recommencée. Depuis l'héroïque épopée de la « Yellow Teapot » et du moteur turbocompressé, dans les années 1970, les ingénieurs du Losange n'ont presque jamais déserté les paddocks. En 1986, à peine le turbo était-il remisé que déjà Bernard Dudot créait une cellule de veille pour concevoir le fantastique V10 atmosphérique, lequel allait dominer la Formule 1 avec Williams et Benetton dans les années 90. Et lorsque, ivre de victoires, Renault s'est une seconde fois retirée fin 1997, elle a maintenu sa présence sous les badges de Mecachrome puis de Supertec, avant de préparer son grand retour avec une équipe d'usine. Car en effet, si Renault a glané pas moins de onze couronnes entre 1992 et 1997 (cinq chez les pilotes, six chez les constructeurs), ce fut en tant que « simple » motoriste. Le remords de n'avoir pas triomphé au début des années 1980 avec sa propre équipe subsiste, ne serait-ce que pour des raisons de prestige et de marketing. C'est pourquoi, dès 1997, alors que Renault s'apprêtait à remporter ses deux derniers titres avec Williams et Jacques Villeneuve, le P-DG Louis Schweitzer lançait déjà l'idée de revenir quatre à cinq ans plus tard avec un team officiel.
C'était voir à long terme. En 1998-1999, Renault concrétise son alliance avec le japonais Nissan puis rachète le roumain Dacia, et paraît très loin d'un retour en Formule 1. Mais en coulisse, les hommes du Losange constate qu'en cette fin de siècle, cette discipline attire les leaders mondiaux de l'industrie automobile: Fiat, Mercedes, BMW, Honda, Ford, Peugeot, en attendant Toyota et peut-être Audi, se font face dans ce grand cirque, le sport le plus regardé au monde après le football. Renault ne peut rester à l'écart. En outre, sous l'impulsion de Bernie Ecclestone, la F1 se tourne vers l'Asie et les Etats-Unis, et devient une formidable vitrine pour conquérir ces marchés émergents. A l'heure de la mondialisation, c'est un argument imparable. « Désormais, nous ne pouvons plus nous fonder uniquement sur les marchés français et européen », constate Patrick Faure, président de Renault Sport. « La F1 se déploie vers le Sud-Est asiatique et les USA, demain la Chine et le Proche-Orient, et peut-être l'Afrique et l'Amérique latine. Elle nous ouvre ces marchés, elle participe à notre besoin d'essor. »
Patrick Faure et son adjoint Christian Contzen ont conforté Louis Schweitzer dans sa volonté de retrouver la Formule 1 avec une équipe d'usine. « Revenir en tant que motoriste n'aurait pas eu de sens, car nous avons tout gagné dans ce rôle », admet Faure. « Nous avons besoin d'un nouveau challenge et, au fond de nous-mêmes, subsiste le regret de ne pas avoir gagné avec une équipe 100 % Renault. Alors voilà, c'est un nouveau défi ! » Toutefois, la structure franco-française des années 1977 - 1985 ne sera pas ressuscitée. Renault reviendra en achetant une équipe existante. Et si bien entendu le moteur V10 de nouvelle génération sera l'œuvre des gars de Renault Sport à Viry-Châtillon, le châssis sera construit en Grande-Bretagne car le coût du travail, les charges et la légalisation sociales y sont bien moins lourds qu'en France (pas de 35 heures...). Le réseau des sous-traitants est en outre beaucoup plus développé outre-Manche.
Ces derniers éléments expliquent pourquoi les négociations avec Alain Prost ont tourné court. Car oui, l'ancien champion, trahi par Peugeot, a abordé Renault au cours de l'hiver 99-2000, pour lui proposer grosso modo de prendre le contrôle de son écurie, comme Ford vient de le faire avec Jackie Stewart. Mais les pontes de Billancourt rejettent cette offre parce que, outre les raisons économiques évoquées plus haut, ils craignent que l'image de Renault soit occultée par la notoriété d'Alain Prost, alors qu'il est justement question d'axer toute la communication sur le Losange. « C'est lui, par sa personnalité, qui aurait bénéficié des retombées. Il y avait donc dans cette éventualité une contradiction interne à gérer », explique Patrick Faure. Cependant, on peut aussi avancer que Renault ne veut tout simplement plus travailler avec Prost: leurs deux précédentes collaborations furent aussi victorieuses qu'orageuses...
Le rachat de Benetton Formula
Renault lorgne donc vers les écuries britanniques. Arrows pouvait une option, mais cette équipe vient tout juste d'échapper à la faillite et ses installations ne sont pas des plus modernes. Il y a bien sûr Jordan, mais son volubile patron fixe un prix de vente extravagant... Au final, ne reste que Benetton, la seule écurie sur le marché, puisque ses propriétaires envisagent de la vendre depuis au moins un an. Une solution de bon sens pour la tirer du marasme. A Enstone, le temps des succès avec Michael Schumacher paraît en effet bien loin. Depuis que l'Allemand a migré chez Ferrari, Benetton n'a cessé de régresser dans la hiérarchie des constructeurs : troisième en 1996 et 1997, cinquième en 1998, sixième en 1999... Certes, les errements du staff technique expliquent cette lente descente aux enfers, mais Benetton pâtit aussi d'une motorisation dépassée, justement les V10 ex-Renault commercialisés (à prix fort) par Supertec, la compagnie de Flavio Briatore. La famille Benetton a compris qu'elle devait s'allier à un grand constructeur pour réussir dans la F1 du XXIème siècle. En 1998, les discussions menées avec Ford n'ont pas abouti parce que Luciano Benetton voulait bien d'un partenariat exclusif, mais pas encore vendre l'écurie. Un an plus tard, son fils Rocco s'est rendu à l'évidence: « Désormais, sans moteur officiel, pas de salut... Et s'il faut pour cela céder une partie du capital de l'équipe, pourquoi pas ? » Message bien reçu par Renault.
Les négociations entre les deux parties s'étalent durant l'hiver 1999-2000. Elles ne présentent guère de difficultés, car Luciano et Rocco Benetton sont bien conscients que le modèle financier de leur écurie est défaillant et ne tiendra sans doute pas une saison de plus. En effet, Benetton Formula jouit en 2000 d'un budget d'environ 100 millions de dollars dont la moitié provient de ses sponsors, le cigarettier nippon Mild Seven et la marque de prêt-à-porter Playlife (propriété de... la famille Benetton). Elle doit surtout composer avec le prix astronomique des V10 Supertec (près de 20 millions de dollars) qui limite grandement le budget recherche et développement et compromet ainsi l'avenir de l'entreprise. Un schéma intenable pour les financiers du groupe Benetton qui pressent la vente.
Très vite, Renault associe aux pourparlers Flavio Briatore, destiné à devenir le patron de sa future écurie. Ce choix peut sembler logique puisque l'Italien a dirigé Benetton Formula avec brio de 1990 à 1997 et l'a conduite au pinacle de la Formule 1. Certes, il n'est ni un technicien ni un authentique passionné, c'est un pur produit du « Benetton System », un businessman ne reculant pas devant l'outrance et les procédés douteux. Mais c'est aussi un fantastique meneur d'hommes, un dénicheur de talents opiniâtre et avisé : ne fut-il pas le Pygmalion de Michael Schumacher ? En outre, Briatore connaît maintenant très bien Renault puisque sa société Supertec commercialise les V10 élaborés par Renault Sport et Mecachrome. Bref, nul autre pourrait réussir cette transition, même si sa faconde et sa conception fort large de la moralité sportive en font un trublion. Mais Briatore est suffisamment intelligent pour savoir que, placé sous les ordres d'un géant mondial de l'automobile comme Renault, il devra modérer son bagout et goût de la « provoc' » gratuite.
Le 15 mars 2000, Carlo Gilardi, administrateur délégué du Groupe Benetton, se rend à Billancourt pour signer le contrat de vente de l'écurie Benetton Formula à Renault. A la surprise générale, les deux parties révèlent le montant de la transaction : 120 millions de dollars (840 millions de francs). Ce prix permet à Luciano Benetton de réaliser une appréciable « bascule », mais il est malgré tout jugé assez faible au regard du passé et de la qualité des infrastructures de l'écurie. « Si l'on examine la valeur des transactions récemment faite en F1 autour de McLaren, Jordan ou Stewart, la nôtre se situe dans la fourchette basse », admet Patrick Faure. « C'est un bon investissement d'image et un bon investissement tout court. Nous avons acheté une équipe qui possède un beau palmarès, des installations ultra-modernes, un personnel de 320 personnes très compétentes, une excellente soufflerie. De plus, les revenus des droits télévisés, des primes d'arrivée et des sponsors feront que nos coûts ne seront peut-être pas plus élevés à ceux que nous avions en tant que motoriste ! »
Flavio Briatore à l'ouvrage
Le rachat de l'écurie Benetton par Renault est officialisé le 16 mars 2000, ainsi que les modalités d'une transition qui s'étalera sur deux saisons. L'écurie conservera son identité actuelle pendant encore deux ans, puis deviendra Renault F1 Team en 2002. Si la firme Benetton a refusé de conserver des parts dans le capital, elle sponsorisera encore l'équipe portant son nom jusqu'à fin 2001, à hauteur de 20 millions de dollars par an. La future équipe Renault sera divisée en deux branches: les châssis seront construits à Enstone et les moteurs élaborés par Renault Sport à Viry-Châtillon. En revanche, Flavio Briatore prend aussitôt ses fonctions de team manager, avec trois objectifs principaux: dénicher de nouveaux sponsors, renouveler un staff technique exsangue et attirer un pilote-vedette.
Ces chantiers s'annoncent importants. Sur le plan financier, Briatore voit grand et souhaite multiplier par cinq le budget de l'écurie (ce qui resterait en deçà des ressources de Ferrari ou de McLaren-Mercedes). Il compte sur la renommée mondiale de Renault pour attirer de grands commanditaires. Le cigarettier Mild Seven pourrait rester sponsor-titre à condition de grossir son enveloppe. Le groupe Renault aimerait pour sa part renouer le contact avec Elf, son partenaire historique. Mais le pétrolier, désormais intégré à la nébuleuse Total-Fina-Elf, n'affiche pour l'heure aucune volonté de retour en Formule 1, quatre ans après son départ. En revanche, Renault devrait logiquement s'allier avec Michelin qui fera son retour en 2001 comme fournisseur de pneumatiques, même si Bridgestone semble être prête à livrer le combat pour attirer dans son orbite le constructeur français. Après tout, Michelin lui a déjà « chipé » le japonais Toyota, qui lui aussi débarquera en F1 en 2002...
Du côté des techniciens, Briatore porte surtout ses regards vers le staff d'Enstone dirigé par son vieil acolyte Pat Symonds, déjà à l'œuvre lors de sa précédente direction. De nombreux ingénieurs seront recrutés et on enregistre déjà les arrivées des aérodynamiciens Andrea Rocchetto (ex-Ferrari) et Mark Gray (ex-BAR). A Viry-Châtillon, on exclut tout retour de Bernard Dudot après son escapade chez Prost GP, mais au contraire les portes s'ouvrent devant Jean-Jacques His qui dirige depuis 1997 le département de conception des moteurs du groupe Renault. Enfin, pour ce qui concerne les pilotes, Briatore brouille les pistes. Les deux titulaires actuels Giancarlo Fisichella et Alexander Wurz n'entrent visiblement pas dans ses plans, bien qu'ils fussent choisis par lui-même en 1997... Fisichella paraît trop inconstant, trop fragile psychologiquement, et Wurz, brièvement considéré comme une star en devenir, n'est désormais plus qu'un honnête troisième couteau. Briatore surveille avec attention son protégé Jarno Trulli, cédé à Jordan pour deux saisons (2000-2001) et qui sera donc libre de rejoindre Renault en 2002. Cependant le Losange aimerait aussi engager un pilote, sinon français, du moins francophone, et Briatore jette son dévolu sur Jacques Villeneuve...
Sources :
- Renaud de Laborderie, Le Livre d'or de la Formule 1 2000, Paris, Solar, 2000.
- Renaud de Laborderie, Les douze travaux d'Hercule, Sport Auto, mai 2000.
- Auto Hebdo, 22 mars 2000.
Tony