Le bâillon pour les pilotes
Pendant un peu plus de deux ans, la Formule 1, c'est-à-dire son promoteur Liberty Media, a vivement encouragé les pilotes à prendre des positions politiques conformes à l'idéologie dominante outre-Atlantique et en Europe occidentale, notamment en ce qui concerne la défense des droits des « minorités sexuelles », la lutte contre le racisme (on se souvient des « genoux à terre » au moment du mouvement Black Lives Matter en 2020) et la promotion de l'écologie. Lewis Hamilton et Sebastian Vettel furent notamment en pointe sur ses sujets, délivrant une foule de messages moraux ravissant les uns et irritant les autres. Du reste, les deux champions n'hésitaient pas à critiquer leur propre sport pour son manque de « diversité » ou son retard dans la lutte contre le réchauffement climatique. La fédération internationale cautionnait pourtant largement ces démarches, au point de soutenir très officiellement la fondation lancée par Lewis Hamilton pour promouvoir une Formule 1 sociétalement plus inclusive.
Et brusquement, en décembre 2022, le président de la FIA Mohammed Ben Sulayem fait modifier le Code sportif pour interdire les « messages à caractère politique et religieux qui violeraient le principe de neutralité promu par la FIA ». En clair, la fédération pratiquera dorénavant la censure envers les pilotes ! Elle précise en outre que toute infraction sera considérée comme un manquement au règlement sportif. La menace est donc sévère. Comment expliquer ce revirement complet ? On sait que Ben Sulayem s'est irrité de voir Sebastian Vettel se trimballer en 2022 dans les paddock avec des t-shirts arc-en-ciel, symbole des communautés LGBT, ce qui dans certains pays ne pouvait passer que pour une violente provocation. Le même Vettel a en outre critiqué les dégâts liés à l'exploitation pétrolière. Deux attaques, l'une politico-religieuse, l'autre écologique, qui ne peuvent que braquer les États arabo-musulmans, de plus en plus influents en F1 depuis quelques années, comme en témoigne d'ailleurs l'élection de Ben Sulayem à la tête de la FIA. Mais il faut aussi évoquer le poids du principal bailleur de fonds de la Formule 1: le pétrolier saoudien Aramco, émanation directe du régime de Riyad qui n'est pas précisément « gay friendly » ni « écoresponsable ».
Pour certains, il ne faut pas chercher plus loin l'explication du virage à 180° pris par la FIA. Toutefois, ce tour de vis est fortement contesté par les pilotes qui ont d'ores et déjà prévenu, Hamilton en tête, qu'on ne les fera pas taire, notamment en ce qui concerne la question des droits humains. Le GPDA se saisira de la question. Sur cette question, le président du F1 Group Stefano Domenicali prend pour sa part ses distances avec Ben Sulayem, ce qui n'étonne personne, car en cet hiver 2022-2023 le torchon brûle entre le pouvoir sportif et les propriétaires de la Formule 1.
Ben Sulayem vs. Liberty Media
La position de Mohammed Ben Sulayem est en effet extrêmement fragilisée. En à peine un an, l'ancien rallyman s'est mis à dos la plupart de ses interlocuteurs: les pilotes, les constructeurs et surtout Liberty Media. Son départ ou du moins sa mise en retrait sont vivement souhaités. En 2022, Ben Sulayem a tout d'abord braqué les pilotes en voulant leur interdire le port des bijoux dans les cockpits, une mesure ultra-tatillonne qu'il n'a jamais réussi à imposer face à la ferme résistance du plateau, et notamment de Lewis Hamilton. Ses nouvelles règles visant à restreindre la liberté d'expression lui ont définitivement aliéné les pilotes. Le président se heurte aussi aux constructeurs établis en lançant un appel d'offres en vue de la création de deux nouvelles écuries. Il encourage notamment le projet de Michael Andretti, soutenu par GM et Cadillac. Or la quasi-totalité des dix équipes actuelles voient d'un mauvais œil l'arrivée de nouveaux concurrents qui les contraindraient à réduire leur part du gâteau des droits TV. Tout au contraire, Ben Sulayem accueille Andretti à bras ouverts et n'hésite pas à tacler l'égoïsme des constructeurs.
Mais le conflit le plus grave oppose la fédération à Liberty Media. Ben Sulayem entend exercer un droit de regard sur la gestion commerciale de la Formule 1 par le groupe américain, violant ainsi de fait la « séparation des pouvoirs » politique et économique mise en place quarante ans plus tôt par Jean-Marie Balestre et Bernie Ecclestone. En cause, les négociations entre Liberty Media et l'Arabie saoudite qui voudrait tout bonnement s'offrir la discipline via un fonds souverain. Les Américains peuvent réfléchir à cette éventualité : sous leur règne, la valeur de la F1 a explosé pour atteindre environ 15 milliards de dollars, soit beaucoup plus que la somme qu'ils avaient déboursée lors de leur propre achat en 2017. La « culbute » s'annoncerait juteuse.
Or, en 2022, le fonds d'investissement public saoudien aurait mis sur la table non pas 15, mais 20 milliards de dollars. En janvier 2023, Mohammed Ben Sulayem intervient pour déclarer que cette somme est « exagérée », s'attirant la colère de Liberty Media. L'affaire remonte jusqu'au « big boss » John C. Malone, le président-fondateur du groupe américain. Ben Sulayem reçoit une lettre vindicative l'avertissant que ses propos portaient atteinte à l'image et à la valeur de la Formule 1 et engageaient ainsi sa responsabilité. Liberty Media rappelle aussi son « droit exclusif » sur les droits commerciaux de la F1, mais Ben Sulayem conteste ce privilège, arguant que la FIA a seulement « loué » le championnat du monde au F1 Group. Bref, la hache de guerre est sur le point d'être déterrée.
La victoire des Américains - Ben Sulayem cède la main à Tombazis
Mais il n'y aura pas de nouveau conflit pour le pouvoir en F1. Les constructeurs font bloc avec Liberty Media, ne laissant à la fédération qu'une faible marge de manœuvre. Début 2023, Ben Sulayem, lâché par à peu près tout ce qui compte dans le sport automobile, est encore plus ébranlé lorsque ressurgissent des propos méprisants à l'égard des femmes qu'il avait tenus lors d'un entretien en 2001. L'affaire remonte à vingt ans, mais on sait que les accusations de sexisme sont aujourd'hui une arme de destruction massive médiatique. Ben Sulayem paraît cerné. Des rumeurs de « putsch » se répandent. Les constructeurs auraient même déjà désigné un président de rechange en la personne de David Richards. Toujours est-il que le 8 février 2023, Mohammed Ben Sulayem décide de se retirer de la gestion de la Formule 1 au bénéfice d'un binôme composé de Nathalie Robyn, directrice générale de la FIA depuis l'été 2022, et de Nikolas Tombazis, récemment promu directeur des compétitions de monoplaces et qui sera désormais le principal interlocuteur des écuries.
De fait, Ben Sulayem est relégué à un rôle de « président non-exécutif », ce qui était du reste conforme au programme qu'il avait présenté lors de son élection en décembre 2021. A 55 ans, Tombazis devient en quelque sorte le « premier ministre » de la Formule 1 et collaborera étroitement avec Stefano Domenicali. Fin février, ils coprésident ainsi une réunion de la Commission F1. Domenicali et Tombazis se connaissent très bien puisqu'ils travaillaient ensemble chez Ferrari à la fin des années 1990, et certains y voient le signe d'un futur apaisement entre le pouvoir sportif et les propriétaires de la F1. Tombazis met peu à peu en place une nouvelle structure dirigeante fédérale. Son ex-bras droit Tim Goss devient directeur technique, Federico Lodi directeur financier et François Sicard directeur de la stratégie et des opérations. Le poste de directeur sportif, jusqu'ici occupé par Sicard, revient à l'ingénieur Steve Nielsen qui occupait un rôle similaire auprès de la FOM depuis 2017. Son arrivée à la FIA est perçue comme un geste de pacification entre les deux entités. Nielsen prend ainsi en charge le règlement sportif de la F1 et surveillera sa bonne application. Après les errements des saisons 2021 et 2022, nul doute qu'il aura du pain sur la planche...
Tony