Exit Rossi, promotion de Famin

Le jeudi 20 juillet 2023, Renault annonce que Laurent Rossi quitte la direction d'Alpine, deux ans et demi après sa nomination. L'ingénieur corse sera désormais chargé d'étudier les « projets spéciaux visant à la transformation du Groupe Renault », ce qui ressemble furieusement à une mise au placard. Son bilan commercial à la tête de la firme dieppoise n'était pourtant pas mauvais. La stratégie marketing fondée sur une gamme de prestige renouvelée et la médiatisation de l'écurie de F1 a porté ses fruits, avec une augmentation des ventes de véhicules de 30 % entre 2021 et 2022. Mais le bilan sportif est beaucoup plus mitigé. L'Alpine F1 Team stagne, voire régresse dans la hiérarchie de la Formule 1, comme l'illustre cette très médiocre saison 2023.

 

En 2020, l'équipe du Losange, qui s'appelait encore Renault et était dirigée par Cyril Abiteboul, s'était classée cinquième du championnat des constructeurs, à quelques points de la troisième place alors détenue par McLaren. Elle semblait alors en bonne voie pour se rapprocher des meilleures équipes. Cette cinquième place fut conservée en 2021 sous la nouvelle dénomination d'Alpine, mais les monoplaces bleues furent rejetées en piste à des années-lumière du clan des trois « top teams » (Mercedes, Red Bull, Ferrari). En 2022, Alpine a conquis la quatrième place, mais de très haute lutte face à McLaren et en dépit d'une fiabilité hasardeuse. La saison fut surtout entachée par deux tragi-comédies: le départ de Fernando Alonso vers Aston Martin et la désertion du jeune Oscar Piastri, pépite de l'Académie Alpine, chez McLaren, deux fiascos dont Rossi n'était certainement pas innocent. Et puis, en cette saison 2023, voilà les Bleus englués au cœur du peloton, largement dépassés par Aston Martin et McLaren, et déjà condamnés à une très médiocre sixième place. Ainsi, l'objectif fixé par Luca de Meo en 2021, c'est-à-dire viser le titre mondial au bout de 100 Grand Prix (soit à l'horizon 2025) ne pourra sans doute pas être atteint, d'autant que la synergie entre l'usine châssis d'Enstone et l'usine moteurs de Viry-Châtillon paraît moins évidente que jamais.

 

La direction de Renault a estimé que Laurent Rossi avait une responsabilité particulière dans cet échec, notamment en raison de son interventionnisme exacerbé. Le président d'Alpine ne pouvait s'empêcher de mettre son nez dans la gestion sportive de l'écurie, ce qui irritait le team manager Otmar Szafnauer et le patron de Viry-Châtillon Bruno Famin. En outre très attiré par les lumières médiatiques, Rossi tirait la couverture à lui, comme l'a démontré sa présence incongrue et peu goûtée en interne sur le podium du GP de Hongrie 2021, lors de l'inattendue victoire d'Esteban Ocon. Au printemps 2023, ses propos sévères et quelque peu injustes sur le « dilettantisme » des ingénieurs et des mécaniciens n'ont pas renforcé sa popularité. Enfin, Luca de Meo souhaite désormais qu'Alpine soit dirigée par un président focalisé sur le développement industriel et commercial de la marque. D'où la récente promotion de Bruno Famin à la direction de toutes les activités sportives (F1 et Endurance) et l'éviction de Rossi au bénéfice de Philippe Krief, un dirigeant au profil très différent de ce dernier. Polytechnicien, ancien élève de l'École Nationale Supérieure de Techniques Avancées, Krief est un pur technicien, un spécialiste des châssis. Après avoir débuté chez Michelin, il a longuement travaillé en Italie pour Fiat, Maserati et Alfa Romeo, avant de devenir directeur technique de Ferrari en 2015. Il est arrivé chez Alpine début 2023 en tant que directeur de l'ingénierie et de la performance. Homme de l'ombre, plus à l'aise à l'usine auprès des ingénieurs que devant les caméras, Krief se concentrera sur la direction de la firme automobile sans interférer dans la gestion de l'écurie de F1, comme le faisait son encombrant prédécesseur. Cette tâche reviendra à Bruno Famin qui hérite bientôt de la tutelle nominale de l'Alpine F1 Team.

 

Exeunt Szafnauer, Permane, Fry

En effet, Luca de Meo achève son « coup de balai » le vendredi 28 juillet. Dans un même communique, Alpine annonce les départs du team manager Otmar Szafnauer, du directeur sportif Alan Permane (qui travaillait à Enstone depuis 1989) et du directeur technique Pat Fry, lequel trouve aussitôt refuge au même poste chez Williams. Bruno Famin prend en main l'équipe « à titre provisoire ». La direction sportive échoit à Julian Rouse, jusqu'ici dirigeant de l'Académie Alpine et ancien responsable de l'écurie Arden dans les formules de promotion. Enfin, le staff d'Enstone sera désormais dirigé par Matt Harman, l'ex-bras droit de Fry.

 

Bref, il s'agit d'une véritable purge, touchant du reste des personnalités qui n'étaient guère liées par la solidarité. En effet, Otmar Szafnauer, arrivé en provenance d'Aston Martin début 2022, n'a jamais eu les coudées franches dans ses fonctions de manager. Sans doute pensait-il hériter d'une autorité pleine et entière de l'écurie, telle qu'il l'exerçait chez Aston. Or, il a vite compris qu'il devrait perpétuellement rendre compte à l'intrusif Laurent Rossi. Pis, Szafnauer fut d'emblée mal accueilli par les « anciens » de l'usine d'Enstone, emmenés par le directeur sportif Alan Permane, qui finit pourtant par grimper dans la même charrette que lui. Ces ingénieurs chevronnés constituent en quelque sorte les « gardiens du temple » de l'usine de l'Oxfordshire. Arrivés dans les années 1990, au temps du pavillon Benetton, ils ont traversé les époques Renault, Lotus, Renault derechef et Alpine en défendant farouchement leur indépendance. Le seul patron qui les mit au pas par sa faconde et son autorité naturelles fut Flavio Briatore dans les années 2000. Szafnauer avait la prétention de reprendre la même politique. Permane et consorts ne l'ont pas supporté, d'où une guerre larvée de dix-huit mois...

 

Toutefois, même s'il fut rapidement esseulé, Szafnauer enregistre à son passif les fiascos Alonso et Piastri. En 2022, le manager américano-roumain s'est très tôt mis à dos le champion espagnol en le poussant doucement mais sûrement vers la retraite. Le fier Ibère n'a pas supporté d'être assimilé à un « has-been » et a filé avec fracas chez Aston Martin. Bien lui en a pris: en ce mois de juillet 2023, il occupe la troisième place du championnat des conducteurs... Pire encore: Szafnauer voulait remplacer Alonso par le jeune Oscar Piastri sans avoir sécurisé le contrat de ce dernier, courtisé par McLaren. On connaît la suite... Alpine s'est ridiculisée avec ces fâcheux épisodes qui ont entamé pour longtemps la réputation de Szafnauer. Maladroit, ce dernier a encore aggravé son cas en ce début d'été 2023 en mettant publiquement en cause le travail des motoristes de Viry-Châtillon. Mouvement d'humeur ? Clin d'œil au « clan d'Enstone » ? Peine perdue puisque Luca de Meo a décidé de couper toutes les têtes...

 

Les conseils du Professeur

Après cette révolution de palais, les langues se délient à propos de la gouvernance Rossi - Szafnauer. L'ingénieur corse est particulièrement critiqué pour son orgueil et sa supposée incapacité. Alain Prost, écarté de la direction de l'écurie par celui-ci, remâche sa rancœur dans les colonnes de L'Équipe: « Rossi est le plus bel exemple de l'effet Dunning-Kruger, celui d'un dirigeant incapable qui pense pouvoir surmonter son incompétence par son arrogance et son manque d'humanité à l'égard de ses troupes. Celui qui fut le patron d'Alpine pendant dix-huit mois a cru avoir tout compris d'entrée alors qu'il s'est totalement fourvoyé. » Cependant Prost pointe aussi avec pertinence l'erreur stratégique majeure de Renault: refuser de laisser une large autonomie à l'équipe d'usine, toujours surveillée de (trop) près par Boulogne-Billancourt. « Il faut s'appuyer sur l'histoire pour trouver la faille, souligne l'ancien champion. Si vous regardez les grands succès de ces trente dernières années, vous trouverez une structure simple, détachée d'un organigramme industriel, construite autour de trois ou quatre personnalités fortes, couplée à un pilote champion. Ferrari fonctionna avec Jean Todt s'appuyant sur Ross Brawn et Michael Schumacher ; Mercedes connut le succès avec Toto Wolff, soutenu par Niki Lauda et James Allison, avec Lewis Hamilton comme fer de lance. Red Bull, même si elle n'est pas adossée à un grand constructeur, agit de même. Ce sont Christian Horner et Adrian Newey qui ont tout géré avec leurs deux champions successifs, Sebastian Vettel hier et Max Verstappen aujourd'hui. » La démonstration de Prost est convaincante, et on peut ajouter que Renault n'a triomphé en F1 en tant que constructeur que lorsque Flavio Briatore était le patron incontesté du team, appuyé par un champion d'exception, Fernando Alonso.

 

Reste à savoir si Luca de Meo tiendra compte de la leçon du « Professeur ». Bruno Famin n'est pas destiné à rester aux commandes du team Alpine et devrait laisser sa place au « chef » incontesté décrit par Prost. Reste à savoir qui pourrait bien endosser pareil costume. Un personnage d'expérience, connaissant à fond la Formule 1 et qui plus est francophone se trouve actuellement sur le marché : Mattia Binotto, l'ancien patron de la Scuderia Ferrari, aurait déjà accepté une offre de de Meo, à condition d'avoir les coudées franches pour réorganiser et diriger l'équipe à sa guise. Le directeur général de Renault dément toutefois cette rumeur début août: « Je connais très bien Mattia, mais pour l'instant, c'est Bruno Famin qui s'occupe de l'équipe. Bruno a l'esprit d'équipe, est préparé, il connaît la compétition. C'est à lui de créer les bases d'une équipe gagnante. » Voilà un nouveau feuilleton estival chez les Bleus...

 

Sources :

- Jean-Michel Desnoues, Alpine perd la tête !, Auto Hebdo n°2424, 3 août 2023.

Tony