L'affaire de Suzuka
La FISA sanctionne Senna
Le 27 octobre 1989, Ron Dennis, Ayrton Senna et leurs avocats se rendent au siège de l'Automobile Club de France, place de la Concorde à Paris, pour se défendre dans le cadre de l'appel interjeté au soir du Grand Prix du Japon. L'équipe McLaren conteste la disqualification de Senna, et donc de facto la consécration mondiale de son autre pilote, Alain Prost. « Nous devons préserver notre raison d'être, qui est de gagner des courses. S'il s'était agi de défendre Alain, dans une situation identique, nous n'aurions pas hésité ! » affirme Creighton Brown. Devant les juges, Senna et Dennis fondent leur défense sur le fait que le Brésilien n'a pas volontairement court-circuité la chicane, mais qu'il a simplement usé de la seule possibilité qui lui était offerte pour relancer son moteur calé. Ils pointent aussi du doigt la clémence accordée à certains conducteurs qui auraient, ici ou là, en d'autres occasions, coupé des chicanes. Par ailleurs, ils démontrent que si Senna a mordu sur la ligne jaune délimitant l'entrée des stands, bien d'autres l'ont fait avant lui, sans recevoir de punition. Ils s'appuient sur une lourde documentation: photos, vidéos, rapports d'experts... Plus problématique: Dennis présente une vue d'hélicoptère de la scène de la collision censée démontrer que Prost a braqué trop tôt... et donc « sorti » volontairement son équipier ! Mais les hommes de loi répliquent en énonçant tous les incidents dans lesquels Senna s'est trouvé impliqué ces dernières années: les accrochages avec Mansell, celui avec Schlesser à Monza, les frictions avec Prost au Portugal l'an passé...
Le tribunal repousse sa décision au lendemain. Ron Dennis donne alors une conférence de presse au cours de laquelle il présente aux journalistes certains textes officiels confidentiels servant à l'instruction du jugement. Cette provocation excite l'ire de Jean-Marie Balestre, déjà bien décidé à frapper un grand coup. Le 28 octobre, le directeur de la FISA Jacques Sarrut rend public le verdict: non seulement la disqualification de Senna est confirmée, mais celui-ci écope d'une suspension de licence de six mois avec sursis et McLaren de 100 000 dollars d'amende. Puis Balestre prend la parole et se livre à une violente diatribe contre le coupable: « Cette sanction est un avertissement, non seulement pour Senna, mais pour tous les pilotes. Quand on est un grand pilote, un des meilleurs du monde, on n'a pas le droit d'avoir un accrochage stupide ! » Il estime que le Pauliste a « gâché », faussé l'issue du championnat par sa manœuvre dangereuse, et que son comportement en piste méritait un tel rappel à l'ordre. Cette sortie maladroite donne du grain à moudre aux Sennistes qui voient en Balestre un manipulateur, pis, un tricheur, le protecteur occulte du mauvais perdant que serait Alain Prost.
Senna et McLaren déclarent la guerre à J-M. Balestre
C'est un Ayrton Senna meurtri qui apparaît devant les journalistes à Adélaïde. « Il est très dur de se faire traiter de criminel », admet-il. « Que me reproche-t-on ? D'être rapide ? Courir est ma passion. Me battre derrière un volant est dans mon sang. Ne pas refuser le combat est dans ma nature. Je veux être le plus rapide, le meilleur, c'est pour ça que j'ai choisi ce métier. Pas pour le plaisir, la vie facile ou l'argent. Je me moque de tout ça. Comme tous, je suis capable de commettre des erreurs. Rarement. Je les assume car je suis un sportif. Mais tout ce qui a été dit autour de Suzuka est faux. Vous n'avez pas compris faute d'une bonne vision des choses, ou parce qu'on ne vous a pas donné tous les éléments. Nous vous les donnerons. Par chance, je suis un homme moralement solide. Car Dieu m'assiste dans cette épreuve. Grâce à Lui je situe le Bien et le Mal. Grâce à Lui je sais être sur le bon chemin. » Ces propos émouvants sont ceux d'un homme atteint dans son amour-propre. Senna est un battant obstiné, mais être traîné dans la boue et mis à l'index par le pouvoir sportif est une épreuve à laquelle - quoiqu'il en dise, et cela n'a rien de honteux - il n'était pas préparé. Il songe très sérieusement à abandonner le sport automobile. Mais sa rancune, sa soif de vengeance contre Prost et Balestre, sa fierté blessée aussi, le poussent à rester dans l'arène.
Cette tirade excite aussi ses détracteurs agacés par son mysticisme. Quoique catholique, Senna fréquenterait depuis plusieurs mois une église pentecôtiste, courant que l'on sait très prosélyte et prompt au pur fanatisme. Ainsi, c'est avec des larmes dans les yeux qu'il explique comment il est parvenu à retrouver un semblant de sérénité par la lecture de la Bible. « Il est si peu sûr de lui qu'il doit s'en remettre au Pouvoir Suprême ! Voilà son vrai danger: il se croit immortel ! » lâche ainsi un prostiste.
Ron Dennis convoque la presse à Adélaïde pour tirer à boulets rouges contre la fédération et son président: « On nous a accusé de vol à la tire, de meurtre, de pillage ! » Il souhaite disculper son pilote et récupérer la victoire de Suzuka. Pour cela, il compte poursuivre son action auprès de la justice civile. Balestre relève le gant et prétend que la FISA n'a jamais perdu un procès. L'affaire est grave. Honda se solidarise avec McLaren pour monter une véritable révolte contre le pouvoir sportif. Il s'agit de remettre en cause la légitimité du président de la FISA, accusé de despotisme. C'est ici qu'entre eu jeu Bernie Ecclestone pour mettre le holà. Certes, le « Grand Argentier » commence lui aussi à trouver Balestre encombrant et imprévisible, mais il refuse de laisser fomenter une telle fronde, surtout pour un sujet aussi futile à ses yeux que les egos de Dennis et Senna. Il s'entremet donc entre les deux parties pour éviter une guérilla judiciaire qui serait très nuisible à l'image de son business.
Alain Prost, un champion en accusation
De son côté, le nouveau champion du monde Alain Prost se satisfait de voir que le pouvoir a résisté à ce qu'il appelle de l' « intox »: « Ayrton n'a pas tenu compte des avertissements précédents. La FISA a voulu montré qu'elle était encore maîtresse de ce sport. Senna n'accepte pas d'être doublé ou dominé. Il ne possède pas l'esprit d'équipe. Il n'a pas de respect envers les autres pilotes. Notre métier est suffisamment dangereux pour ne pas en rajouter. Il existe des règles, il faut les respecter. Senna pense trop souvent être seul sur la piste » Ce réquisitoire contre son équipier ne sert pas sa cause, loin de là. Pour beaucoup, Prost démontre ainsi qu'il est de connivence avec Balestre. D'autant qu'il ajoute: « Je supporte le président à fond ! »
Certes, les connaisseurs savant qu'en réalité Prost et Balestre n'ont jamais été particulièrement amis et se sont souvent accrochés par le passé. Mais personne ne les écoute. Quant aux relations du Français avec Ron Dennis, elles sont ce que l'on peut imaginer: « Heureusement que c'est ma dernière course chez lui. Je compte les heures... »
Mansell accable Senna
Dans cette tourmente, Senna reçoit le soutien de la plupart de ses confrères, choqués par la sévérité de la peine infligée. « Il fallait le juger sur l'histoire de la chicane, pas sur son passé », estime ainsi Riccardo Patrese. Son ami Thierry Boutsen se montre très tempéré: « Ayrton est très agressif, il possède le meilleur matériel... Ses chances de vaincre sont nombreuses, celles de s'accrocher aussi. »
Mais le Brésilien reçoit un coup de semonce de la part de son « meilleur ennemi » Nigel Mansell, trop heureux de pouvoir se venger de l'incident d'Estoril. « Si on regarde l'ensemble de ma carrière, le seul pilote avec lequel j'ai eu des problèmes s'appelle Senna ! » s'exclame le moustachu (en oubliant Keke Rosberg, Nelson Piquet...). « Il aurait dû être sanctionné bien avant ! Il ne l'a pas été et a tout pris en une fois. C'est normal. » Et Nigel tacle aussi au passage Boutsen et Patrese qu'il qualifie « d'attachés de presse de Senna ». Le bénéficiaire de l'accrochage de Suzuka, Sandro Nannini, ménage la chèvre et le chou: « La FISA a été très dure avec Ayrton. La F1 est dangereuse. C'est vrai, ces deux ou trois dernières années, Senna s'est montré dangereux sur certaines manœuvres car il était pressé de gagner. Mais aujourd'hui il s'est calmé. Il est dur à dépasser, dur dans son pilotage. Mais ne le sommes-nous pas tous plus ou moins ? »
Présentation de l'épreuve
Les derniers enjeux de ce GP d'Australie sont les places d'honneur. La « médaille du bronze » du championnat des pilotes se jouera entre Mansell (38 points) et Patrese (36 pts). Au classement des constructeurs, Williams-Renault (64 pts) doit sécuriser sa seconde place face à Ferrari (59 pts).
Sandro Nannini, le héros de cette fin de saison, a décidé de placer ses premiers gros revenus... dans les bars ! Il en a déjà acheté quatre à Sienne, sa ville natale, avec l'aide de son père. Et ces débits de boissons n'ont pas désempli au soir de sa victoire de Suzuka...
Renault apporte ici trois types de moteurs pour les Williams. Patrese et Boutsen optent pour l' « Évolution 5 ». Remis de sa blessure aux côtes, Pierluigi Martini retrouve son volant chez Minardi. Son coéquipier Luis Pérez-Sala dispute sans doute son dernier Grand Prix car, après une saison plus que médiocre, il est remercié par Giancarlo Minardi.
Ken Tyrrell frappe un grand coup en engageant Satoru Nakajima qui doit lui apporter en 1991 le V10 Honda. Fort de sa cinquième place au classement des constructeurs, son meilleur résultat depuis belle lurette, « Uncle Ken » a su convaincre les Nippons de motoriser une seconde équipe. Par ailleurs, Honda a présenté au salon de Tokyo un V12 de Formule 1, sans préciser sa date de mise en service. Les experts pensent qu'il propulsera les McLaren en 1991, d'où l'accord avec Tyrrell concernant le V10. Nakajima remplacera Jonathan Palmer, auteur d'une saison très décevante au cours de laquelle il a été successivement dominé par Michele Alboreto et Jean Alesi. Il reçoit néanmoins une belle consolation avec le poste de pilote essayeur que lui offrent McLaren et Honda pour la saison prochaine.
Après March, Larrousse et Arrows, c'est au tour de Brabham d'être rachetée par les Japonais. Le groupe Middlebridge de Koji Nakauchi, qui avait déjà tenté de reprendre le team l'an passé, se porte acquéreur de MRD pour un million de livres via la société financière Landhurst Leasing. Malgré des résultats plutôt décevants, Stefano Modena est reconduit pour 1990. En revanche Martin Brundle, qui ne parvient décidément pas à percer en F1, ne souhaite pas se compromettre dans une entreprise hasardeuse et devrait retourner en Sports Protos chez Jaguar.
AGS finit la saison au fond du trou. Depuis son apparition à Silverstone, la JH24 n'a jamais franchi le cap des qualifications, principalement à cause de graves problèmes de freins. Cyril de Rouvre prévoit en conséquence un énième plan de restructuration de la petite équipe varoise. De retour au bercail, Michel Costa planche sur un nouveau modèle. Malgré leurs déboires, Gabriele Tarquini et Yannick Dalmas ont accepté de prolonger leurs contrats.
Essais et qualifications
Les essais pré-qualificatifs se déroulent jeudi par un temps beau mais frais, favorable aux pneus Pirelli. Les Osella de Larini et de Ghinzani parviennent à se qualifier en compagnie de la Lola d'Alliot et de l'Onyx de Lehto. Alboreto est victime d'une panne de boîte de vitesses. Johansson est lui gêné par Larini dans son unique bon tour. Schneider, Suzuki, Moreno, Bertaggia, Tarquini, Dalmas et Larrauri passent aussi à la trappe.
Le thermomètre grimpe de dix degrés entre jeudi et vendredi, et les essais qualificatifs se déroulent sous une forte chaleur. La piste est très glissante et les concurrents enchaînent les tête-à-queue, sans trop de dégâts. Senna signe samedi une formidable pole position (1'16''665''') qui améliore de près d'une demi-seconde le record absolu établi ici par Berger en 1986. Prost est second à huit dixièmes à son coéquipier. Exploitant parfaitement ses pneus Pirelli, Martini arrache une somptueuse troisième place, la meilleure qualification de l'histoire de Minardi. Sala échoue lui à se qualifier... Les Benetton-Ford bénéficient de bons réglages et utilisent le moteur Ford expérimental en essais. Nannini décroche le quatrième temps. Pirro (13ème) découvre le tracé et est moins bien classé. Les Williams-Renault (Boutsen 5ème, Patrese 6ème) se placent en embuscade sur la troisième ligne. Les Ferrari manquent d'adhérence et de traction. Mansell (7ème) s'accroche en plus avec Piquet tandis que Berger (14ème) connaît des soucis de moteur et de boîte.
Les Brabham tirent profit de leurs Pirelli de qualification. Modena (8ème) se met en évidence et précède Brundle (12ème) qui casse son moteur. Belles performances également des Dallara (de Cesaris 9ème, Caffi 10ème) et de Larini (11ème) qui se place dix rangs devant son équipier Ghinzani. Alesi (15ème) n'est pas en forme à cause d'une mauvaise bronchite. Son collègue Palmer (27ème) est lui tout bonnement éliminé. Les March-Judd (Capelli 16ème, Gugelmin 25ème) n'ont aucune adhérence, tout comme les Lotus (Piquet 18ème, Nakajima 23ème). Le jeune Lehto se distingue en hissant son Onyx à la dix-septième place. Alliot (19ème) subit des problèmes de freins sur sa Lola. Il est temps que la saison se termine pour les Arrows, de plus en plus tirées vers le bas. Warwick (20ème) surnage tandis que Cheever (22ème) démolit samedi après-midi son A11 après l'épingle des tribunes, mettant prématurément fin à la séance officielle. Les Ligier (Grouillard 24ème, Arnoux 26ème) tressautent sur les bosses mais sont sauvées. Sans surprise, les Rial de Gachot et de Raphanel sont éliminées.
Le Grand Prix
Après la canicule du samedi, la météo change du tout au tout en une nuit. Le dimanche matin est froid et maussade. Senna est le plus rapide lors de l'entraînement. Boutsen commet un surrégime et doit remplacer en catastrophe son V10 Renault. Il se retrouve avec un modèle « Évolution 3 ». Lors du briefing de fin de matinée, René Arnoux offre des répertoires en cuir à tous ses collègues en guise de cadeaux d'adieu. « S'il-vous-plaît, laissez-moi gagner... » leur susurre-t-il en souriant. Ce sont aussi les dernières apparitions en Grand Prix d'Eddie Cheever, qui retourne aux États-Unis, et de Piercarlo Ghinzani, le vénérable routier des fonds de grille.
Premier départ: pluie diluvienne sur Adélaïde
Des trombes d'eau s'abattent sur Adélaïde au moment de la course de Groupe A. L'asphalte est totalement détrempé et les organisateurs accordent aux pilotes un second warm-up pour régler les châssis en version « pluie ». Senna signe derechef le meilleur chrono devant... Arnoux ! Mais les sorties de route sont nombreuses. Senna fait une pirouette, Prost s'enlise dans la boue, Alliot touche le rail... Nannini heurte rudement les glissières et devra disputer la course avec son mulet.
Quelques instants avant 14h, horaire prévu pour le départ, une voiture officielle effectue un tour de reconnaissance avec à son bord Roland Bruynseraede, le directeur de course Tim Schenken, Thierry Boutsen et Gerhard Berger. Leur ressenti est déplorable. « C'est injouable ! » s'exclame Boutsen. « Lors du warm-up, je n'arrivais même pas à passer la quatrième en ligne droite... » « Les flaques, provoquées par ces murs de béton et ces bordures trop hautes, sont gigantesques et impossibles à discerner », constate Prost. Bruynseraede et Schenken reportent en conséquence le départ d'une demi-heure, en espérant une accalmie.
Les voitures démarrent à 14h30 pour s'installer sur la pré-grille. Mais il pleut toujours et l'eau ne s'écoule pas. Les projections sont telles qu'on ne peut y voir à cinq mètres. Piquet juge qu'il est impossible de conduire dans ces conditions. Il entraîne avec lui Berger et Prost qui partagent son constat. Tous trois font la tournée des pilotes, sanglés dans leurs cockpits, pour obtenir l'annulation de la course. Patrese les rejoint bientôt, suivi par Mansell, Boutsen, Alliot, Brundle, de Cesaris, Nannini et Ghinzani. Mais ils rencontrent quelques oppositions. Ainsi lorsque Prost s'approche d'Alesi, Ken Tyrrell lui barre la route. « Lui, il partira ! » crie l'ancien bûcheron. Prost charge Alliot de convaincre les pilotes des petites équipes de se joindre au mouvement. C'est là que les choses se gâtent car ceux-ci voient dans cette situation l'occasion inespérée d'inscrire des points. L'ombrageux Modena refuse ainsi de donner son assentiment. Arnoux boude aussi et entraîne avec lui Grouillard.
Et Senna ? Le Pauliste reste impassible dans sa voiture, la visière relevée, semble-t-il en pleine prière. Son ami Boutsen tente de le convaincre de ne pas prendre part à cette folie. En vain. Pendant ce temps-là, Bernie Ecclestone juge que les atermoiements ont assez duré. Les recettes TV avant tout ! Il ordonne à Bruynseraede de donner le départ du tour de chauffe... alors que Berger, Cheever et Ghinzani ne sont pas dans leurs cockpits ! Ils doivent finalement partir en queue de peloton (derrière les voitures de secours !) tandis qu'Alliot, qui a rencontré un problème de freins, s'élancera depuis la sortie des stands. La visibilité et l'adhérence sont nulles. On peut redouter un départ désastreux...
Départ: Prost démarre un peu mieux que Senna. Mais le Brésilien fait l'intérieur au Français au premier freinage, non sans que leurs roues se frôlent de très près. Suivent Martini, Nannini et de Cesaris.
1er tour: Nannini et de Cesaris dépassent Martini. Derrière, c'est le chaos: Arnoux percute Grouillard sur Flinders Street, Nakajima et Modena entrent en contact et labourent la pelouse. Pire: Lehto chevauche une bordure et s'écrase violemment contre un muret de béton. En fin de boucle, Prost regagne son stand et quitte sa voiture, jugeant les conditions beaucoup trop dangereuses. La direction de course est de son avis puisqu'elle brandit le drapeau noir. Le Grand Prix est interrompu.
Les bolides s'immobilisent sur la grille aux ordres de Senna. Roland Bruynseraede annonce un second départ pour 15h05, le temps de dégager la piste. La course repartira pour sa distance originelle. Lehto prend son mulet tandis qu'Alliot profite des événements pour retrouver sa place sur la grille. En revanche, Prost refuse de participer à cette mascarade: « Je suis parti pour l'équipe, mais j'avais prévenu que je ne ferai qu'un tour. Courir par cette pluie est ridicule, scandaleux... »
Second départ: Ecclestone impose sa loi
Un deuxième tour de formation est donc lancé une demi-heure plus tard. L'averse s'est quelque peu apaisée, mais le bitume est toujours une patinoire. Barry Sheene, envoyé par la BBC, interviewe Bernie Ecclestone qui affirme qu'il n'est plus question d'interrompre l'épreuve. Le petit homme, qui rappelons-le est aussi vice-président de la FISA, est ici tout-puissant et dénonce la supposée couardise de Prost. Au feu vert, Alesi et Larini ne parviennent pas à démarrer leurs moteurs. L'Avignonnais est poussé vers les stands tandis que l'Italien réussit à mettre les gaz et espère partir derrière tout le monde. Mais son V8 coupe à nouveau alors qu'il arrive sur la ligne de départ. Il s'immobilise pour de bon sur le bas-côté.
Second départ: Seul en première ligne, Senna prend un envol splendide et précède Martini, Nannini et Boutsen.
1er tour: Les Williams passent devant Nannini. La piste est parsemée de flaques d'eau et les voitures évoluent dans un épais brouillard. Senna précède Martini, Boutsen, Patrese, Nannini, de Cesaris, Mansell, Caffi, Modena et Brundle.
2e: Les pneus rainurés Pirelli ne fonctionnent pas du tout. Martini retient un trio comprenant Boutsen, Patrese et Nannini pendant que Senna s'échappe très facilement. Caffi double Mansell. Warwick et Piquet débordent Brundle et Modena.
3e: Senna compte dix secondes d'avance sur ses poursuivants. Boutsen attaque Martini au premier virage, sans succès. Il prend finalement le meilleur sur la Minardi au virage n°10. Patrese passe à son tour dans Brabham Straight. Berger effectue un tête-à-queue et se retrouve en queue de classement. Modena exécute également une figure et perd plusieurs places.
4e: Senna a vingt-trois secondes de marge sur Boutsen ! Nannini double Martini. Mansell repasse devant Caffi. Arnoux tente de faire l'extérieur à Cheever à Flinders Street. Il frôle une roue de l'Arrows et part en tête-à-queue. Il atterrit sur un vibreur mais parvient tout de même à repartir.
5e: Mansell déborde de Cesaris et Warwick double Caffi. Alesi démarre des stands avec cinq boucles de retard. Arnoux abandonne, moteur noyé.
6e: La pluie redouble. Senna devance Boutsen (28s.), Patrese (29s.) et Nannini (34s.). Mansell dépasse Martini dont les pneus ne procurent aucune adhérence. Piquet et Alesi dérapent en même temps dans la dernière courbe. Au prix d'acrobaties dignes de rallye-cross, ils parviennent tous deux à rejoindre la piste.
7e: Warwick dépasse de Cesaris, également handicapé par ses Pirelli. Cheever double Brundle. Berger harponne Alliot au freinage de Flinders Street. La Lola part en vrille et la Ferrari ne peut éviter sa roue avant-gauche. C'est l'abandon pour les deux pilotes.
8e: Trente secondes entre Senna et les Williams. Le carnage continue: Warwick glisse à la sortie de la chicane et percute le mur extérieur.
9e: Pirro fait un tête-à-queue dans le dernier secteur mais repart en effectuant un 360°.
10e: Senna est premier devant Boutsen (31s.), Patrese (33s.), Nannini (40s.), Mansell (46s.), Martini (1m. 08s), de Cesaris (1m. 09s.), Caffi (1m. 15s.), Cheever (1m. 19s.), Brundle (1m. 33s.), Lehto (1m. 34s.) et Nakajima (1m. 35s.).
11e: Patrese déborde Boutsen au bout de Brabham Straight, mais il vire au large un peu plus loin et roule dans l'herbe. Le Belge reprend son bien. Mansell glisse sur le gros trottoir du virage n°10 et exécute un tour sur lui-même, avant de repartir. De Cesaris prend la cinquième place à Martini. Alesi renonce en panne d'allumage.
12e: La McLaren de Senna part en luge dans la portion sinueuse du tracé. Elle effectue trois tête-à-queue avant de s'immobiliser sur la bordure, intacte. Senna redémarre et n'a perdu que quelques secondes dans cette mésaventure. De Cesaris sort de la route à Rundle Road et se retrouve en travers de la piste, mais il redémarre
13e: Un véritable déluge s'abat sur le circuit. Senna a vingt-quatre secondes d'avance sur Boutsen, mais le voici dans le trafic. De Cesaris effectue un second tête-à-queue, toujours à Rundle Road, et cette fois heurte le mur avec sa roue arrière-droite, mais il repart à nouveau.
14e: Sur Brabham Straight, Senna déboule comme un obus derrière Brundle qu'il n'aperçoit pas à cause des projections d'eau. Le choc est terrible. La McLaren arrache l'aileron arrière de la Brabham et retombe violemment au sol, privée de sa roue avant-gauche. Senna rejoint ainsi les stands sur trois roues, et croise en chemin de Cesaris, perché sur un vibreur. Le Romain est hors-jeu, de même que son acolyte Caffi qui a glissé sur le fameux vibreur du virage n°10 et heurté la muraille par l'arrière.
15e: Boutsen est le nouveau leader. Patrese effectue un second tête-à-queue et doit laisser passer Nannini et Mansell. Senna rentre à son garage, imité par Brundle qui n'a pas compris ce qui lui était arrivé. Pendant ce temps-là, Caffi s'extrait avec prudence de sa Dallara. Il a subi un retour de volant et son poignet droit souffre de contusions. Capelli renonce après avoir ramassé un débris de l'Arrows de Warwick qui a percé son radiateur.
16e: Cheever dépasse Martini, astreint à la plus grande prudence à cause de ses pneus.
17e: Boutsen devance Nannini (8.1s.), Mansell (12s.), Patrese (18s.) et Cheever (1m. 05s.). Nakajima et Lehto dépassent Martini. Les conditions climatiques sont épouvantables, et l'on se demande si la direction de course ne va pas faire cesser ce jeu de massacre. En outre, des commissaires se trouvent à même la piste pour évacuer la Dallara de Caffi...
18e: Boutsen tombe sur Pirro qui refuse de s'écarter. Mansell part en aquaplanage sur Rundle Road. La Ferrari décolle sur le vibreur et atterrit rudement dans le mur de pneus, en marche arrière. L'Anglais frappe sur son volant de colère.
19e: Pirro bouchonne Boutsen, ce qui permet à Nannini de revenir sur les talons du Bruxellois. Grouillard exécute une figure à 360° avant les stands et redémarre.
20e: Boutsen parvient enfin à se défaire de Pirro. Très énervé, il brandit le poing à l'adresse du jeune Romain qui ensuite s'efface devant Nannini. Piquet poursuit Martini dans Brabham Straight et se déporte à droite lorsqu'il aperçoit Ghinzani, trop tard, à travers un mur d'eau. La Lotus emboutit l'Osella dont la roue arrière-droite effleure la tête du Carioca. Piquet part en tête-à-queue tandis que Ghinzani est propulsé contre le muret extérieur. Les deux bolides viennent mourir dans l'échappatoire. Piquet est indemne mais Ghinzani quitte son habitacle en boitant du pied gauche.
21e: Boutsen devance Nannini (2.6s.), Patrese (17s.), Cheever (1m. 03s.), Nakajima (1m. 07s.), Lehto (1m. 10s.), Martini (1m. 29s.), Pirro (-1t.), Grouillard (-1t.), Gugelmin (-1t.) et Modena (-1t.). Il n'y a plus qu'onze voitures en piste au quart de la distance ! Les drapeaux jaunes sont agités à l'épingle de Dequetteville pour permettre l'évacuation des débris des voitures de Piquet et de Ghinzani.
23e: Boutsen repousse Nannini à cinq secondes. Nakajima met la pression sur Cheever dont le moteur coupe par intermittence.
24e: Nakajima déborde Cheever dans un droit serré. Grouillard percute le mur au virage n°13 et se retrouve en plein milieu de la piste, sans aileron arrière. La situation est extrêmement périlleuse (le virage se prend en aveugle !) mais la direction de course ne présente pas le drapeau noir ! Les ordres de Bernie sont les ordres...
25e: Lehto prend l'avantage sur Cheever. Les drapeaux jaunes sont déployés dans le dernier secteur. Par bonheur, les commissaires enlèvent rapidement et sans dommage la Ligier de Grouillard. Mais poursuivre dans un tel cataclysme relève de la démence
27e: Boutsen précède Nannini (7.5s.), Patrese (35s.), Nakajima (1m. 20s.), Lehto (1m. 24s.) et Cheever (1m. 34s.). Glenn Dix se prépare à agiter le drapeau noir mais ne recevra aucun ordre en ce sens.
29e: Nakajima semble transcendé par les éléments car il enchaîne les meilleurs tours. Auteur jusqu'ici d'une superbe course, Lehto s'immobilise avant Brabham Straight, moteur privé d'électricité.
30e: Boutsen est premier devant Nannini (16s.), Patrese (44s.), Nakajima (1m. 17s.), Cheever (-1t.), Martini (-1t.), Pirro (-1t.), Gugelmin (-2t.) et Modena (-2t.).
32e: Nannini laisse filer Boutsen, ne pouvant se permettre de prendre le moindre risque.
34e: L'averse est moins forte mais le bitume est parsemé de ruisselets. Heureusement tous les pilotes sont maintenant loin les uns des autres, ce qui réduit les projections et donc les risques d'accident.
36e: L'écart s'accroît entre Boutsen et Nannini, très esseulés en tête de la course. Nakajima reprend une seconde par tour à Patrese.
38e: Nakajima est gêné par Martini qui roule sur des œufs et s'écarte avec beaucoup de difficultés.
40e: Boutsen est leader devant Nannini (22.6s.), Patrese (54s.), Nakajima (1m. 18s.), Cheever (-1t.), Martini (-1t.), Pirro (-2t.), Gugelmin (-2t.) et Modena (-4t.).
41e: Le moteur de Cheever ratatouille de plus en plus. Pirro se rapproche de Martini.
42e: Boutsen tombe à son tour sur Martini et perd quelques dixièmes derrière la Minardi. Nannini passe à l'attaque et revient à dix-sept secondes.
43e: Boutsen répond à Nannini et le repousse à dix-huit secondes et demie. Pirro est sur les talons de Martini.
44e: Boutsen fixe le record du tour à 1'40''771'''. Le V8 de Cheever coupe sur Flinders Street et l'Américain part en glissade dans l'échappatoire. Il ne touche rien mais renonce, moteur calé. Pirro prend l'avantage sur Martini.
46e: Boutsen précède Nannini (23s.), Patrese (53s.), Nakajima (1m. 15s.), Pirro (-2t.) et Martini (-2t.).
48e: Nakajima passe le premier sous la barre d'1'40''. Il compte vingt secondes de retard sur Patrese.
50e: Boutsen devance Nannini (27s.), Patrese (55s.), Nakajima (1m. 11s.), Pirro (-2t.), Martini (-2t.), Gugelmin (-3t.) et Modena (-5t.).
52e: Il ne pleut plus mais la piste est toujours inondée. Boutsen tourne une seconde au tour plus vite que Nannini.
54e: Boutsen conclut son tour le plus rapide du jour (1'40''380''') et prend un sixième tour à Modena qui se contente de surnager avec ses gommes inefficaces. Nakajima est à dix-sept secondes de Patrese.
55e: Boutsen devance Nannini (30s.), Patrese (57s.), Nakajima (1m. 12s.), Pirro (-2t.) et Martini (-2t.).
56e: Patrese accroît sa cadence pour répondre à Nakajima qui menace sa place sur le podium.
58e: Trente-deux secondes séparent Boutsen et Nannini. Patrese n'a plus qu'onze secondes d'avance sur Nakajima.
59e: Patrese signe son tour le plus rapide de l'après-midi: 1'38''685'''.
60e: Boutsen précède Nannini (33s.), Patrese (54s.), Nakajima (1m. 06.), Pirro (-2t.), Martini (-3t.), Gugelmin (-3t.) et Modena (-6t.).
61e: Un crachin tombe sur Adélaïde. La piste ne pourra pas s'assécher. Le Grand Prix n'ira pas au bout de ses 81 tours et devrait s'achever dans un quart d'heure.
63e: A force de se défendre contre Nakajima, Patrese remonte sur Nannini. Huit secondes séparent les deux Italiens.
64e: Nakajima réalise le meilleur chrono de la course (1'38''480'''). Le Japonais n'est plus qu'à trois secondes de Patrese.
65e: Nakajima fond sur Patrese mais il tombe sur Modena qui tarde à s'effacer. Le Nippon rend deux secondes et demie à Patrese.
66e: Boutsen mène devant Nannini (29s.), Patrese (38s.), Nakajima (41s.), Pirro (-2t.) et Martini (-3t.).
67e: Boutsen rencontre quelques soucis pour passer son troisième rapport mais devrait pouvoir aller au bout sans problème. Nakajima roule à moins de deux secondes de Patrese. Nannini a pour sa part sécurisé sa seconde place.
69e: Les deux heures réglementaires vont être atteintes. La prochaine boucle sera la dernière. Patrese a pris le large devant Nakajima, encore ralenti par Martini.
70ème et dernier tour: Thierry Boutsen remporte sa seconde victoire de la saison devant Nannini et Patrese. Nakajima obtient une superbe quatrième place pour son dernier Grand Prix chez Lotus. Le Japonais a produit sa meilleure course depuis ses débuts en F1. Pirro termine cinquième et inscrit ses deux premiers points. La sixième place revient à Martini. Gugelmin et Modena sont les seuls autres rescapés du déluge.
Après la course
Seuls huit coureurs sont venus à bout de ce Grand Prix cataclysmique, mais heureusement aucun blessé sérieux n'est à déplorer. Alex Caffi et Piercarlo Ghinzani ne souffrent que de quelques contusions sans gravité. Mais beaucoup pensent que Bernie Ecclestone et Roland Bruynseraede ont envoyé les coureurs au « casse-pipe ». Cette épreuve fait néanmoins quelques heureux. En tout premier lieu Thierry Boutsen qui a confirmé, cinq mois après sa victoire de Montréal, qu'il était lui aussi un « roi de la pluie ». « Ce matin en me levant, j'ai regretté qu'il ne pleuve pas car c'était ma seule chance de réaliser quelque chose de bien », admet-il. « Les organisateurs auraient dû retarder le départ un peu plus, mais une fois qu'il fut donné, j'ai tout fait pour vaincre. » Son équipier Riccardo Patrese est aussi satisfait: il s'adjuge la troisième place au championnat des pilotes, le meilleur résultat de sa longue carrière. Enfin et surtout, la paire Williams-Renault devient vice-championne du monde des constructeurs dès sa première année, ce qui comble d'aise Frank Williams, sûr d'avoir fait le bon choix en s'alliant au Losange.
Scène inouïe chez McLaren: saisissant une bouteille de champagne, Ron Dennis en déverse le contenu sur Alain Prost, le nouveau champion du monde. Surpris, le Français rit de bon cœur avant de se rendre à la soirée d'adieu organisée par Marlboro et McLaren à la discothèque de l'hôtel Hilton. Prost serre chaleureusement de nombreuses mains. Malgré cette dernière saison fort pénible, il ne quitte pas sans un pincement au cœur cette écurie qu'il a côtoyée durant six ans.
Senna - Balestre: l'heure des menaces
Ayrton Senna est beaucoup moins gai. Des commentateurs mettent une nouvelle fois en cause son pilotage et le rendent responsable de la collision avec Martin Brundle qui aurait pu avoir des conséquences dramatiques. Mais le Brésilien n'en a cure. Son esprit est tout occupé au conflit qui l'oppose à Jean-Marie Balestre: « Je suis en paix avec moi-même. J'ai aussi conscience du travail de destruction entrepris par certaines personnes à mon encontre. Mais les valeurs que je défends sont plus fortes. La F1 est ma passion mais elle ne m'est pas indispensable pour exister. » Pour la première fois, il brandit la menace d'arrêter la compétition. Il affirme que le président de la FISA a manipulé le championnat en faveur de Prost.
Cette déclaration fait bondir Balestre qui convoque Senna les 6 et 7 décembre 1989 à Paris au siège de la fédération. Il espère une rétractation, mais le pilote McLaren ne retranche rien de ses propos. Balestre estime alors que Senna a contrevenu à l'article 58 du code sportif international stipulant que tout pilote doit respecter les décisions des autorités sportives. Il menace de ne pas reconduire sa super-licence. Au Brésil, les journaux se déchaînent contre le « dictateur » qui persécute l'idole nationale. On lui promet un mauvais sort s'il se rend l'an prochain dans le pays à l'occasion du Grand Prix. De son côté, Ron Dennis comprend qu'il doit pousser son pilote à un accommodement pour ne pas ouvrir une crise sans précédent avec la fédération, et surtout ne pas perdre un tel champion. Il est aidé par Bernie Ecclestone, qui affectionne Senna et songe aussi que, sans lui, les audiences de la F1 pourraient être moins bonnes. On en est là lorsque s'achève cette année 1989 qui a offert aux spectateurs un superbe spectacle en piste, mais aussi hélas une triste image de ses deux principaux héros.
Tony