Jean-Marie Balestre et l'Affaire Honda
Le mercredi 12 octobre 1988, Jean-Marie Balestre donne une conférence de presse dans le vaste bureau de la FIA, place de la Concorde à Paris. Après une longue allocution, il laisse la parole à la presse. Stéphane Barbé, jeune journaliste à L'Équipe, lui pose alors une question inattendue: « M. le président, nous avons reçu des informations du Brésil selon lesquelles vous avez promis au président de la Confédération brésilienne du sport automobile des conditions techniques égales pour Senna et Prost au GP du Japon. Qu'avez-vous à dire à ce sujet ? » Balestre tombe des nues. « Mais ça devait rester confidentiel... » glisse-t-il, à mi-voix, à Yvon Léon, son voisin de table. L'« affaire Honda » est lancée.
En effet, suite aux déclarations d'Ayrton Senna et à l'énigmatique communiqué de presse délivré par Osamu Goto au soir du GP d'Espagne, plusieurs rumeurs ont couru sur d'éventuelles différences de traitement entre les deux pilotes McLaren. Piero Gancia, le président de la fédération brésilienne, s'est discrètement tourné vers Balestre pour obtenir l'assurance que l'issue du championnat du monde ne sera pas faussée au détriment de Senna. Mais l'affaire est rapidement divulguée par les médias brésiliens, d'où la polémique soulevée par le représentant de L'Équipe. Balestre n'arrange pas son cas: le 17 octobre, il adresse un courrier au PDG de Honda Tadashi Kume pour insister sur la nécessité « d'une grande objectivité technique ». Les responsables japonais se retrouvent assaillis par les journalistes...
Honda ne réagit pas avant le Grand Prix du Japon. A Suzuka, Osamu Goto, flanqué d'une armada techniciens, proteste de sa bonne foi et affirme que Prost et Senna ont été, sont et seront toujours traités avec équité. A vrai dire, seuls les fanatiques des deux rivaux doutent encore. Chacun d'eux a en effet fait face cette année à des réactions imprévues ou incompréhensibles du V6 Honda. Il se trouve que Senna souffre depuis deux courses de problèmes de surconsommation. Il n'y a nul complot derrière cela. Bien au contraire, depuis le début de la saison, Honda vit dans la hantise de revivre l'affrontement fratricide entre Nelson Piquet et Nigel Mansell qui a ébranlé son association avec Williams en 1987. Les motoristes n'ont donc aucun intérêt à s'attirer les foudres de Prost ou de Senna, ces deux perfectionnistes maladifs et jaloux l'un de l'autre. D'ailleurs, au Japon, c'est le Français qui affirme qu'il aurait aimé plus de transparence de leur part quant aux incidents mineurs qu'il a déplorés au cours de l'été.
En tout cas, le camp McLaren-Honda fait chorus contre Jean-Marie Balestre. « Sa lettre est d'un ridicule inouï ! » s'exclame Gordon Murray. « Ce genre de soupçons est indigne de quelqu'un qui connaît la F1. C'est un manque de respect vis à vis des efforts de Honda ». « Le président Balestre est un politicien, pas un ingénieur », affirme Ayrton Senna. « Que sait-il des moteurs ? Rien. Son intervention est absurde. Que chacun s'occupe de ses affaires ! » Le président de la FIA se défend mollement: « Je n'accuse personne. Je veux tout simplement préserver l'image de notre sport, que je veux saine. » Il ne convainc pas beaucoup de monde...
Senna - Prost: vers le dénouement du duel
Ron Dennis n'intervient pas dans cette polémique. Il refuse tout entretien et ne sort guère de son motorhome, laissant Creighton Brown et Jo Ramirez diriger les opérations. Il fait en effet face à de graves soucis personnels. Son épouse Liza vient de perdre un bébé et demeure hospitalisée dans un état critique. Une lourde atmosphère règne dans le stand McLaren. Honda tient mordicus à une victoire à Suzuka, afin d'effacer le fiasco de 1987.
Depuis Jerez, Ayrton Senna s'est ressourcé au Brésil en compagnie de quelques amis et paraît plus serein. Néanmoins, la pression est sur ses épaules, car cela fait trois Grands Prix qu'il laisse échapper cette ultime victoire qui lui permettrait de coiffer sa première couronne mondiale. Sera-ce la bonne à Suzuka ? Quant à Alain Prost, il veut croire en ses chances. Il peut encore devancer son équipier s'il l'emporte au Japon et en Australie. Ses deux dernières victoires lors de la tournée ibérique lui assurent un solide capital confiance. Pourtant, le petit Français est morose. Lui et Senna ne se parlent guère et paraissent s'ignorer. Depuis les incidents d'Estoril, ils se méfient l'un de l'autre et n'ont pas rompu la glace. « Sans Ayrton, j'aurais gagné une dizaine de courses et j'aurais été champion bien avant Suzuka ! » souffle Prost, à demi-résigné. Pour ne rien arranger, il souffre durant tout le week-end de sévères brûlures d'estomac...
Présentation de l'épreuve
Le 24 octobre, Yannick Dalmas annonce à Gérard Larrousse qu'il ne pourra pas se rendre au Japon à cause d'une bronchite doublée d'une otite. Pour le remplacer, Larrousse contacte Roberto Moreno et Martin Brundle, en vain. Il fait aussi une proposition à Jean-Louis Schlesser qui refuse car il a encore en mémoire sa piètre expérience de Monza. Il approche également le jeune Français Olivier Grouillard, vainqueur cette saison de deux courses de Formule 3000 au Mans et à Zolder. Mais il se heurte au refus de son manager Jean-Paul Driot qui négocie avec Guy Ligier la titularisation de Grouillard pour 1989. Enfin, en désespoir de cause, Larrousse déniche le Japonais Aguri Suzuki, 28 ans, récent champion du Japon de F3000. Celui reçoit ainsi une occasion de se familiariser avec la Formule 1, puisqu'il effectuera ses grands débuts l'an prochain au volant de la future Zakspeed-Yamaha.
Du côté d'AGS, le directeur sportif François Guerre-Berthelot est sur le départ. Il est provisoirement remplacé par l'ancien pilote Max Jean. A noter qu'il ne reste plus que deux épreuves aux trois écuries françaises, Ligier, AGS et Larrousse & Calmels pour éviter un piteux score vierge. Aucune d'entre elles n'a en effet inscrit le moindre point cette année...
Jackie Oliver n'a toujours pas annoncé la future motorisation de ses Arrows. Il espérait semble-t-il engager Satoru Nakajima afin d'obtenir en cadeau des V8 Honda-Judd, mais l'affaire a capoté. Du coup, il devrait se contenter des V8 Ford-Cosworth. Quant à Nakajima, selon toute vraisemblance, il sera de nouveau associé à Nelson Piquet chez Lotus.
Giancarlo Minardi signe un accord avec le constructeur japonais Subaru pour l'élaboration d'une boîte de vitesses transversale destinée au futur V12 à plat Subaru/Motori Moderni qu'il a commandé à Carlo Chiti. Les premiers tests sont prévus pour la mi-89. D'ici là, Minardi roulera avec des V8 Ford-Cosworth. L'équipe italienne engage par ailleurs un nouvel ingénieur, l'aérodynamicien Nigel Cowperthwaite, en provenance de Lotus. Il est chargé de concevoir la M189 avec Aldo Costa.
Frédéric Dhainault, le nouvel ingénieur de Coloni, officialise l'engagement de Roberto Moreno pour l'année prochaine, ce qui signifie que son écurie va passer du soutien de Camel à celui de Marlboro. Le second baquet sera confié à un pilote sponsorisé par la marque au cow-boy, probablement le Français Pierre-Henri Raphanel.
Brabham fera sans doute son retour en Formule 1 en 1989. Alfa Romeo et Herbie Blash négocient en effet avec un consortium d'acquéreurs comprenant Walter Brun, l'homme d'affaires suisse Joachim Lüthi, le golfeur Greg Norman, Peter Windsor et David Phipps. Brun est la manœuvre et espère exploiter les ressources techniques de MRD pour rendre ses propres machines plus compétitives. Il a en effet décidé de maintenir en vie Eurobrun, mais en éjectant Giampaolo Pavanello. Reste à savoir quelle forme prendra ce partenariat. Les deux structures vont-elles fusionner ou utiliseront-elles un châssis semblable ? Cette dernière hypothèse est formellement interdite par le règlement...
Pour le moment, Brun déniche in extremis deux sponsors pour disputer les deux derniers Grands Prix de l'année, dont un salon de beauté pour chiens ! Les Eurobrun ER188 sont pour l'occasion repeintes en jaune et blanc.
La Tyrrell 017 est dorénavant munie d'une originale suspension avant fabriquée par Koni. Il s'agit d'un peu esthétique double triangle et d'un poussoir ancré de manière fixe en haut de la coque. Côté porte-moyeu, le poussoir possède un amortisseur sans ressort chargé d'absorber le mouvement de la roue. L'ensemble est certainement piloté électroniquement mais Ken Tyrrell refuse de répondre aux questions à ce sujet. La Williams FW12 reçoit elle de nouveaux pontons et troque sa suspension antérieure à poussoirs pour une suspension à tirant. Zakspeed n'a plus de châssis de réserve puisque celui-ci a été transformé en voiture-laboratoire pour recevoir le V8 3,5l Yamaha qui entrera normalement en service début décembre. Plus surprenant, McLaren n'a pas jugé nécessaire d'emmener quatre monoplaces afin que Senna et Prost puissent chacun disposer d'un mulet si nécessaire.
Essais et qualifications
Le circuit de Suzuka est dur pour les freins et les pneumatiques car le revêtement est assez agressif. En outre, la consommation est élevée à cause d'une vitesse moyenne importante, d'une longue distance et d'un parcours haché, avec trois grosses remises en vitesse, après la courte épingle, The Spoon et la chicane.
Vendredi matin, Tarquini passe sous le couperet de la non-qualification après avoir démoli ses deux Coloni. « C'est Moreno qui a réglé ces deux voitures... Elles sont inconduisibles ! » soupire l'Italien. Son compatriote de Cesaris est également victime d'un gros « carton » suite à l'éclatement d'un pneu arrière.
Le temps change entre vendredi et samedi. S'il fait beau et chaud le premier jour, le ciel se couvre et le mercure descend le lendemain. Cela n'empêche pas Senna de réaliser sa vingt-huitième pole position avec trois dixièmes d'avance sur Prost, gêné vendredi par des problèmes de moteur. Le Français roule avec la voiture de course de Senna, devenue celle de réserve depuis que le Brésilien a choisi de prendre le mulet officiel. Berger est troisième au volant de la Ferrari, à une seconde et demie de Senna, mais fait beaucoup mieux qu'Alboreto, seulement neuvième à cause d'un moteur qui cafouille. Capelli place la March-Judd au quatrième rang, pour le plus grand bonheur de son commanditaire M. Akira Akagi. Gugelmin n'est en revanche que treizième après un sévère accident survenu samedi. Les Lotus-Honda de Piquet et de Nakajima font honneur à leur moteur en monopolisant la troisième ligne. Le Carioca est néanmoins gêné par des maux de ventre, à l'instar de Prost.
Les Arrows rencontrent énormément de soucis avec leurs Megatron. Warwick se classe septième malgré deux grosses sorties vendredi. Cheever est seulement quinzième. Les Williams-Judd (Mansell 8ème, Patrese 11ème) côtoient les Benetton-Ford (Boutsen 10ème, Nannini 12ème) qui ne sont pas ici sur leur meilleur terrain. De Cesaris place sa Rial sur le quatorzième rang, malgré un nouvel accident survenu samedi. Palmer (16ème) donne à la Tyrrell sa meilleure qualification depuis Monaco, malgré de sévères ennuis de transmission. Bailey arrache cette fois la 26ème et dernière place qualificative. Martini (17ème) met sa Minardi loin devant celle de Pérez-Sala (22ème). L'AGS de Streiff (18ème) et la Dallara de Caffi (21ème) encerclent les deux Lola LC d'Alliot (19ème) et de Suzuki (20ème), excellent débutant. La douzième ligne comprend la Ligier d'Arnoux et l'Osella de Larini. Enfin, Schneider (25ème) qualifie sa Zakspeed malgré un très gros crash survenu samedi et dans lequel il s'égratigne le coude gauche. Johansson, Larrauri, Ghinzani et Modena sont éliminés.
Le Grand Prix
Le warm-up se déroule sans encombre pour Senna, mais pas pour Prost dont le moteur ratatouille. Le Français fait changer sa pop-off valve peu avant le coup d'envoi.
Plus de 120 000 spectateurs se pressent dans les tribunes, ce qui est énorme succès. Les organisateurs ont vendu 260 000 tickets sur les trois jours ! Monza est archi-battue... Les Japonais viennent acclamer Honda, mais aussi leurs deux champions Satoru Nakajima et Aguri Suzuki. Le ciel se couvre une heure avant la course et une petite averse humecte la piste. Le vent assèche cependant la majeure partie de l'asphalte avant le départ, ce qui permet aux pilotes de s'élancer en pneus slicks. Sur la pré-grille, Senna paraît curieusement plus à l'aise que Prost, pourtant accoutumé aux affrontements décisifs.
Départ: Senna craque sous la pression et enclenche directement son troisième rapport. Il reste presque scotché. Tandis que Prost s'envole, Berger et Piquet évitent de justesse la McLaren. Celle-ci profite de la déclivité pour reprendre de la vitesse. Le V6 Honda toussote, puis cale à nouveau. Senna remet les gaz et cette fois démarre pour de bon. Mais il n'est que quatorzième au premier virage ! Prost devance Berger, Capelli, Warwick et Mansell. Nakajima a calé lui aussi et se retrouve dans les tréfonds du classement.
1er tour: Senna entame une folle remontée. En moins d'une boucle, il « avale » Streiff, Palmer, Piquet et de Cesaris ! A l'abord de Spoon, Mansell manque complétement son freinage, mord sur le vibreur et harponne Warwick. Le pilote de la Williams perd son aileron avant tandis que celui de l'Arrows repart avec une roue arrière-gauche crevée. Prost mène devant Berger, Capelli, Alboreto, Boutsen, Nannini, Patrese, Senna, de Cesaris et Piquet.
2e: Prost compte deux secondes d'avance sur Berger. Senna dépasse Patrese et Nannini. Piquet double De Cesaris. Mansell s'arrête aux stands pour changer sa calandre tandis que Warwick prend de pneus neufs.
3e: Capelli se rapproche dangereusement de Berger. Senna déborde Boutsen. Piquet dépasse Patrese pendant que Palmer fait l'intérieur à de Cesaris sur la ligne de chronométrage.
4e: Prost s'échappe au commandement pendant que l'étonnant Capelli est dans la roue de Berger. Senna surprend Alboreto au freinage de la petite chicane. Le voici quatrième, à seulement treize secondes de Prost ! Streiff double de Cesaris.
5e: Prost devance Berger (3.2s.), Capelli (4.4s.) et Senna (12.9s.). Boutsen prend la cinquième place à Alboreto.
6e: Capelli se glisse dans le sillage de Berger devant les stands et le déborde facilement au premier virage. Son V8 Judd aspiré est plus puissant que le V6 turbo Ferrari ! Prost améliore le record du tour (1'48''104''').
7e: Prost compte quatre secondes d'avance sur Capelli mais celui-ci est plus véloce et tourne en 1'47''851'''. Senna a repris deux secondes à Berger. Nakajima effectue lui aussi une belle remontée et occupe la 17ème place.
8e: Nannini tente une attaque hasardeuse sur Alboreto à la sortie de la première courbe. Il touche la Ferrari avec sa roue avant-gauche et celle-ci part en tête-à-queue dans le bac à sable. Alboreto parvient tout de même à repartir avec l'aide des commissaires, au vingt-cinquième et avant-dernier rang. Nannini repousse quant à lui une attaque de Piquet. Cheever double Streiff.
9e: Capelli est plus rapide que Prost et lui reprend environ cinq dixièmes à chaque passage. Berger voit fondre sur lui Senna et un Boutsen très incisif. Il doit lever le pied pour économiser son essence.
10e: Prost est premier devant Capelli (2.6s.), Berger (10.9s.), Senna (11.6s.), Boutsen (13.1s.), Nannini (25.2s.), Piquet (27s.), Patrese (30s.), Palmer (37s.), Cheever (39s.), Streiff (42s.) et de Cesaris (47s.).
11e: Capelli roule en 1'47''375'''. Senna prend le meilleur sur Berger. Piquet glisse au premier freinage et atterrit lui aussi dans les graviers. Le Carioca dégrafe son harnais mais les commissaires nippons, très serviables, se démènent pour le ramener en piste. Une fois remis en marche sur le vibreur, Piquet laisse passer tout le peloton avant de repartir.
12e: Capelli n'est plus qu'à cinq dixièmes de Prost. L'Italien et sa March ont mangé du lion. Piquet s'arrête chez Lotus pour changer ses pneus.
13e: Une faible averse tombe sur le circuit. Tout le monde lève le pied, sauf Senna et Boutsen qui prend l'avantage sur Berger. Nakajima s'empare de la douzième place aux dépens de Gugelmin.
14e: Capelli demeure derrière Prost. Senna est à dix secondes de son coéquipier. Schneider occupait une excellente seizième place, mais son coude abîmé la veille le fait beaucoup souffrir. Il préfère abandonner.
15e: L'asphalte est humide entre Degner et la zone des stands. Cheever dépasse Palmer. Suzuki effectue un tête-à-queue peu avant la chicane et repart juste devant Prost et Capelli.
16e: Prost manque un changement de rapport en sortant de la dernière courbe. Capelli le déborde par l'extérieur devant les stands. Mais Prost reste à droite et, profitant de la puissance de son V6 turbo, repasse devant la March avant le premier freinage. Nakajima efface de Cesaris.
17e: Prost et Capelli rencontrent du trafic. Senna revient à six secondes. Warwick dérape dans la première courbe. L'Arrows glisse dans le bac à sable et décolle sur une bosse avant de s'arrêter. Cette fois l'Anglais ne repartira pas.
18e: Prost précède Capelli (0.8s.), Senna (5.5s.), Boutsen (7.3s.), Berger (23.4s.), Nannini (30.1s.) et Patrese (41s.). Nakajima double Streiff.
19e: La piste est glissante mais pas assez pour passer en pneus rainurés. Senna excelle dans ces conditions et revient à moins de deux secondes de Prost ! De quoi exciter l'ardeur de Capelli...
20e: Capelli ralentit soudainement après le 130R. Le V8 Judd a lâché, probablement suite à une coupure électrique. Le jeune Italien s'immobilise sur le bas-côté et laisse Prost s'expliquer avec Senna. Nakajima poursuit sa démonstration et déborde Palmer.
21e: Prost est premier devant Senna (0.7s.), Boutsen (4.6s.), Berger (21.5s.), Nannini (24.6s.) et Patrese (42.3s.). L'époustouflant Nakajima se débarrasse de Cheever.
22e: Prost accroît sa pression de suralimentation pour distancer Senna, en vain. Boutsen reste proche des McLaren.
23e: La pluie a cessé. Prost signe un chrono d'1'46'783'''. Senna lui rend une seconde et trois dixièmes.
24e: Senna réplique sèchement à Prost avec un temps d'1'46''577'''. Caffi effectue un tête-à-queue à la petite épingle. Il cale et doit abandonner.
25e: Prost devance Senna (0.8s.), Boutsen (9.6s.), Berger (31.7s.), Nannini (38.8s.), Patrese (55s.), Nakajima (1m. 20s.) et Cheever (1m. 26s.). Revenu au douzième rang, Mansell tente de prendre un tour à Piquet à la chicane et ponte son museau à l'intérieur. Le Carioca ne le voit pas et le pousse contre le trottoir. La Williams décolle sur le flanc de la Lotus avant de retomber lourdement dans les graviers. Mansell abandonne, suspensions brisées, tandis que Piquet peut continuer malgré une direction faussée.
27e: Prost tombe sur de Cesaris qui, lancé à la poursuite de Gugelmin, lui refuse le passage. Le Français hésite à dépasser l'imprévisible Romain à la sortie de la chicane. Senna saisit cette opportunité.
28e: Senna prend l'aspiration dans l'ultime courbe et fait l'intérieur à Prost sur la ligne de chronométrage. Le Français laisse peu d'espace à son équipier mais celui-ci parvient à se faufiler. De Cesaris reste à gauche et ouvre la voie aux deux McLaren. Senna double Prost puis rattrape magnifiquement un début d'embardée au freinage. Le voici en tête de la course, en route vers le titre mondial ! Suzuki exécute un second tête-à-queue à Degner. Il atterrit face aux glissières mais parvient à repartir en usant de la marche arrière.
29e: Senna se défait de Gugelmin à l'épingle à cheveux. Moins agressif, Prost attend Spoon pour doubler la March.
30e: Senna est leader devant Prost (1.5s.), Boutsen (12s.), Berger (42s.), Nannini (46s.), Patrese (1m. 06s.), Nakajima (1m. 30s.), Cheever (1m. 34s.), Palmer (1m. 40s.), Streiff (1m. 41s.) et Alliot (1m. 46s.).
32e: Les portions humides de la piste ont séché. Prost reste au contact de Senna. Nannini rattrape Berger dont le moteur fonctionne mal.
33e: Senna fixe le meilleur tour en course à 1'46''326'''. Nannini prend la quatrième place à Berger. De Cesaris peine à se défaire de Suzuki. Il force le passage à l'épingle en poussant le néophyte vers l'extérieur de la piste ! Celui-ci doit presque s'arrêter pour éviter la sortie de route.
34e: Senna possède maintenant trois secondes et demie de marge sur Prost. Palmer subit une crevaison et fait halte chez Tyrrell pour changer ses roues. Il chute ainsi au seizième rang.
35e: Victime de nausées, Piquet rejoint pour de bon son garage. Larini renonce aussi après avoir cassé un disque de frein.
36e: Senna précède Prost (4.7s.), Boutsen (19.3s.), Nannini (56.2s.), Berger (1m. 03s.) et Patrese (1m. 15s.). De Cesaris rejoint son stand. Ses radiateurs sont bouchés par de la gomme et le moteur surchauffe. La course est finie pour la Rial.
37e: Abandon de Cheever: son injection déréglée a trop enrichi le mélange, ce que n'a pas supporté le quatre cylindres Megatron.
38e: Prost se maintient à quatre secondes de Senna malgré quelques problèmes pour changer ses rapports. Arnoux s'arrête chez Ligier afin de prendre de nouveaux pneus.
40e: Senna est premier devant Prost (3.6s.), Boutsen (22s.), Nannini (1m. 02s.), Berger (1m. 12s.), Patrese (1m. 19s.), Nakajima (1m. 41s.), Streiff (-1t.), Alliot (-1t.) et Gugelmin (-1t.).
41e: Senna tombe sur Nakajima qui, peut-être trop concentré sur sa folle remontée, refuse de le laisser passer ! Ce n'est qu'à la chicane que le héros local s'efface. Entretemps, Prost a repris deux secondes à son rival.
42e: Prost bute à son tour contre Nakajima et ne le double qu'avant le 130R.
44e: Deux secondes et demie séparent les McLaren. Nannini arrive sur Alboreto qui occupe la onzième place. Vengeance de leur accrochage au début de la course ? Toujours est-il que le Milanais refuse de céder le passage au Siennois.
45e: Un crachin tombe à nouveau sur Suzuka et astreint les coureurs à la prudence.
46e: Alboreto ne cesse de louvoyer devant Nannini et fait fi des drapeaux bleus. Cela permet à Berger de rattraper la Benetton.
47e: Berger reprend la quatrième place à Nannini, avec la complicité d'Alboreto qui ouvre ensuite la voie à son équipier, cette fois sans se faire prier... Ce comportement scandaleux ne sera pas sanctionné.
48e: La pluie s'intensifie et la piste redevient très glissante. Senna et Boutsen adressent des signes à la direction de course pour qu'elle interrompe l'épreuve. Prost mène quant à lui un train de sénateur et concède dorénavant sept secondes à son équipier.
49e: Senna devance Prost (9.4s.), Boutsen (31.6s.), Berger (1m. 27s.), Nannini (1m. 28s.) et Patrese (1m. 36s.). Senna interpelle en vain Roland Bruynseraede qui refuse de brandir le drapeau à damiers plus tôt que prévu.
51ème et dernier tour: Ayrton Senna remporte sa huitième victoire de la saison et décroche à 28 ans son premier titre de champion du monde. Prost termine second à treize secondes. Boutsen obtient sa sixième troisième place de la saison. Berger finit quatrième devant Nannini. Le dernier point revient à Patrese qui a mené une course en solitaire. Nakajima achève sa belle course au septième rang. Streiff, Alliot, Gugelmin, Alboreto, Palmer, Martini, Bailey, Pérez-Sala, Suzuki et Arnoux franchissent aussi la ligne d'arrivée.
Après la course: Senna, l'élu de Dieu
Ayrton Senna serre le poing de bonheur dans son cockpit. Il est enfin parvenu à atteindre cet objectif qu'il s'était fixé enfant, lorsqu'il arpentait les pistes brésiliennes de Karting: devenir champion du monde de Formule 1. Il fond en larmes mais regagne lentement les stands pour avoir le temps de ressaisir. C'est un Senna enfin épanoui et décontracté qui grimpe sur le podium de Suzuka, acclamé par la foule japonaise, avant d'être aspergé de champagne par Alain Prost et Thierry Boutsen. Puis, Ron Dennis l'entraîne vers une tente voisine où il reçoit les félicitations de Soichiro Honda qui a suivi toute la course devant un petit écran, à l'intérieur même de « son » circuit.
Lors de la conférence de presse d'après-course, Senna étonne en se livrant à une véritable profession de foi chrétienne et mystique: « C'est Dieu qui m'a fait gagner. C'est à sa Grâce que je dois cette victoire et ce titre mondial. C'est également elle qui m'a fait sortir à Monaco. Tout le monde a cru que j'avais commis une erreur là-bas. Faux: c'était une bonne chose. Elle m'a fait changer d'attitude. Mais c'est encore Dieu qui m'a donné la force nécessaire pour disputer cette saison difficile, la plus exigeante de ma carrière, physiquement et moralement. » Son incroyable performance du jour est aussi une grâce divine. S'il a guidé sa McLaren tel un funambule de la quatorzième à la première place, en se faufilant entre les monoplaces avec un talent et un culot rares, c'est parce que le Seigneur était avec lui. Il n'en faudra pas plus à quelques petits esprits pour qualifier le Brésilien d'« illuminé »...
Car la personnalité du nouveau champion du monde ne fait pas l'unanimité. « Que sa magnifique consécration fasse de Senna un homme plutôt qu'une machine à piloter et à gagner », écrit ainsi l'hebdomadaire français et prostiste Auto Hebdo. C'est une sottise. Le Pauliste est doté d'une sensibilité à fleur de peau, mais il établit un mur entre sa vie privée et sa vie professionnelle. Une fois sur un circuit, Senna n'a que la victoire en tête, et rien d'autre. Sa détermination de fanatique surpasse celles de bien d'autres champions. Dans toutes les situations, y compris vis à vis de Ron Dennis et de McLaren, il souhaite se placer en position de force. « Selon lui, la F1 est un monde impitoyable », explique son ami Armando Botelho Teixeira. « Dans une voiture, Ayrton donne tout ce dont il est capable. Alors, en échange, il a le droit de demander ce qu'il veut. » Comme l'explique Renaud de Laborderie, « Senna est un champion d'une race particulière. Son comportement mesuré, sinon froid, électrise facilement une cellule de travail. » Aussi, trois heures de briefing, même après une victoire, ne lui font pas peur ! Senna a horreur de l'empirisme. Ses mécaniciens se plient de bonne grâce à tous ses désirs, car ils savent qu'en retour, une fois en piste, il donnera tout ce qu'il a dans le ventre. Et avec quel talent !
Alain Prost semble accepter sa défaite avec philosophie, même s'il peste contre sa boîte capricieuse et le comportement anti-sportif d'Andrea de Cesaris. « Senna est un pilote très fort qui ne pardonne rien, admet-il. S'il est difficile de le battre à armes égales, le battre avec le moindre handicap technique relève de la mission impossible ! » En outre, Prost veut croire qu'à l'avenir sa relation avec son coéquipier s'améliorera: « Son sacre est la meilleure chose qui pouvait arriver à notre équipe. Avec moins de pression sur les épaules et une fois le but de sa vie atteint, sans doute deviendra-t-il plus humain, plus sympathique... Nous nous retrouverons ainsi l'an prochain pour une nouvelle course au titre, de manière un peu plus amicale. » Le rendez-vous de 1989 est déjà fixé !
Enfin, personne ne prête attention à Thierry Boutsen qui a pourtant réalisé un superbe podium avec la Benetton à moteur aspiré. « Au fond, je suis le champion du monde des atmosphériques... » se réjouit-il peu après.
Le repos des guerriers
Dimanche soir, le directeur du circuit M. Yuhei Chijiwa convie les pilotes à une superbe « Farewell Party ». Plusieurs groupes de rock sont invités à se produire dans une ambiance électrique. Loin de là, Ivan Capelli, le héros malheureux du jour, erre comme une âme en peine. Il signe nonchalamment des autographes à quelques groupies japonaises, puis va passer sa nuit à s'acharner contre des machines à sous. Le jeune Italien croyait à la victoire. « Jamais je n'ai été aussi triste... » admet-il. La vélocité de sa March-Judd sur ce circuit laisse néanmoins perplexe les observateurs. Certains suggèrent qu'Ian Phillips et Adrian Newey ont ordonné aux mécaniciens de ne mettre qu'un demi-plein d'essence à cette machine, afin de satisfaire Akira Akagi, leur richissime bienfaiteur nippon...
Ayrton Senna offre lui une soirée à toute son équipe au restaurant Platanus. A sa table se trouve entre autres les journalistes Renaud de Laborderie et Jabby Crombac, ainsi que l'inévitable Armando Botelho Teixeira. Alain Prost est là aussi, mais fait bande à part avec ses amis français. Senna arrive en retard car, comme à l'accoutumée, il tient à revoir une ou deux fois le Grand Prix sur son magnétoscope ! Il arrive enfin au bras d'une jolie jeune femme prénommée Adriane. Le vin aidant, le nouveau champion du monde se montre plus loquace et enjoué que d'habitude. « Lorsque j'ai remporté ma première victoire au Portugal, raconte-t-il, ce n'est que le lendemain matin que j'ai pris conscience de ce qui m'était arrivé. Je me sentais léger, léger ! Aujourd'hui, je n'en suis pas encore là. D'ailleurs, je n'ai commencé à me décontracter que lorsque les vérifications techniques ont été achevées ! » Au dessert, Prost se lève et pose sa main sur l'épaule de son équipier. Tous deux évoquent le Grand Prix d'Australie. « C'est fini, je renonce ! » dit Prost en souriant. « Oui, c'est ça, comme après Spa ? » lui répond Senna en riant. L'heure est à la détente entre les deux rivaux qui ont réglé à la loyale leur long duel. Cette petite minute de complicité efface plusieurs semaines de brouille. « Il fallait vraiment un très fort Ayrton pour battre un non moins fort Alain ! » commente Creighton Brown, en guise de conclusion.
Tony