La F1 à l'aube du IIIe millénaire: retour massif des grands constructeurs

Depuis les années 1960, le championnat du monde de Formule 1 fut grosso modo un vaste combat opposant la Scuderia Ferrari aux grands et petits constructeurs privés britanniques (Cooper, BRM, Brabham, Lotus, McLaren, Williams) auxquels des Américains (Ford), des Allemands (BMW, Porsche), des Français (Matra, Renault) ou des Japonais (Honda) venaient de temps à autre donner de la lame. Mais à l'aube du troisième millénaire, la mondialisation des productions et des échanges, la financiarisation de l'économie, l'essor des télécommunications, d'Internet et du numérique, et, pour ce qui nous concerne, l'expansion de l'industrie automobile vers de nouveaux marchés prometteurs (Chine, Russie, Inde...) changent la donne. Le sport devient une incomparable vitrine commerciale et médiatique pour les grands acteurs économiques et industriels. Grâce à son « Grand Argentier » Bernie Ecclestone, la Formule 1 se trouve au cœur de cette évolution: désormais diffusée partout dans le monde grâce à la télévision par satellite, elle est devenue une compétition à la renommée universelle, l'égale des Jeux olympiques et de la Coupe du Monde de football. Ainsi, s'engager dans ce grand cirque mondialisé devient pour les géants de l'industrie automobile un impératif économique, technologique et plus encore médiatique.

 

L'extrême fin des années 1990 voit ainsi les grands constructeurs automobiles envahir la Formule 1 dans des proportions inconnues depuis les années 50. Ils ne se contentent plus d'être de simples fournisseurs de moteurs comme dans les années 80 et 90, mais s'investissent en leur nom propre, avec des teams d'usine ou semi-officiels. Toutefois, peu se risquent à créer une structure ex-nihilo: Honda y renonce courant 1999 et Toyota hésite encore à s'engouffrer cette voie. La plupart s'associent à des teams existants, principalement aux grands « privés » britanniques qui ont compris qu'ils ne pourraient maintenir leur domination sur la Formule 1 qu'en s'adossant à un constructeur de renommée mondiale. Ainsi, Mercedes s'apprête à acquérir 40 % de McLaren, BMW s'allie à Williams dans un partenariat à parts égales et Fiat investit toujours avantage dans Ferrari. Honda fera son retour officiel en l'an 2000 en tant que motoriste de BAR, en vue d'une acquisition future, Renault planche sur la récréation d'une équipe d'usine à l'horizon 2001 - 2002 et Volkswagen garde sous le coude différents scenarii d'entrée en F1. Dans ce contexte, Ford rachète Stewart GP au printemps 1999.

 

Ford et Stewart, les vieux complices

Le constructeur américain méditait depuis longtemps la création d'une véritable écurie officielle car il a jusqu'ici bénéficié de peu de retombées médiatiques pour son engagement comme motoriste, et ce malgré sa collaboration victorieuse avec Benetton et Michael Schumacher au début de la décennie 1990. Après une courte idylle avec Sauber (1996), le board de Dearborn a finalement décidé de soutenir pleinement le projet F1 de Jackie Stewart, son vieil ami et partenaire. L'Écossais et son fils Paul sont chargés d'ouvrir la voie à la création d'un team officiel avec, dès le départ, l'arrière-pensée de réaliser une superbe plus-value à la revente. La toute nouvelle équipe Stewart Grand Prix, basée dans une usine ultra-moderne à Milton Keynes (Buckinghamshire), a été financée par Ford à hauteur de 100 millions de livres et bénéficie en exclusivité des meilleurs moteurs Zetec estampillés Ford-Cosworth, avant de recevoir en 1999 le dernier V10 « nouvelle génération », l'ultra-compact CR-1. Mais, après une première saison encourageante en 1997, marquée par la superbe seconde place de Rubens Barrichello sous la pluie à Monaco, l'année 1998 s'avère beaucoup plus morose pour Stewart qui peine à s'extraire du ventre mou du peloton.

 

C'est alors que Ford prend langue avec son ancien partenaire Benetton, dont le team manager David Richards envisage un remariage avec le constructeur américain. Des pourparlers ont lieu au printemps 1998 et donnent des sueurs froidzs aux Stewart père et fils. Richards propose à Ford un contrat d'exclusivité pour la fourniture du futur V10 en gestation, en attendant un éventuel rachat de l'écurie par les Yankees eux-mêmes. Mais il s'aventure beaucoup trop loin et est bientôt désavoué par la famille Benetton qui ne souhaite pas vendre - pour le moment - ce qui est encore sa meilleure vitrine publicitaire. Les négociations capotent. Ford poursuit donc avec Stewart et, début 1999, la toute nouvelle SF-03 propulsée par le V10 CR-1 fait merveille aux mains de Rubens Barrichello. Stewart semble en mesure de se battre contre Jordan, Williams et Benetton pour la troisième place du championnat des constructeurs. Ford décide alors que le moment est venu de prendre le contrôle de cette écurie.

 

De Stewart GP à... Jaguar !

Le processus était en fait enclenché depuis près d'un an. La première étape fut le rachat de la branche sportive de Cosworth. Depuis 1980 et sa vente par Keith Duckworth, le manufacturier britannique était passé de mains en mains, jusqu'à se scinder entre une branche industrielle (Cosworth Technology) et une branche sportive (Cosworth Racing). En juillet 1998, Audi rachète l'entreprise et cède Cosworth Technology à Ford. Cette officine sera chargée de développer les V10 de nouvelle génération dont s'équipera le futur team d'usine. Un premier jalon est ainsi posé.

 

Du côté des Stewart père et fils, le choix n'est pas cornélien. Passer sous la coupe d'un géant mondial de l'automobile est aujourd'hui la condition sine qua non de la réussite. En outre, en businessmen avisés, ils savent que vendre leur écurie alors que celle-ci est en pleine expansion est la garantie d'un solide bénéfice. Les liens qui unissent de longue date l'ex-champion écossais à Ford font le reste. « Aujourd'hui la compétitivité en F1 passe par une alliance stratégique avec un grand constructeur », explique Jackie Stewart. « Pas seulement pour garantir un moteur ou une technologie, mais aussi pour assurer l'énorme financement nécessaire. Il y a certes aussi les cigarettiers, mais ceux-ci vont quitter ce sport dans quelques années et laisseront un grand vide. Aussi j'ai préféré un géant automobile qui seul peut mettre à disposition argent, technologie et moteur. C'était le prix à payer et je l'ai accepté sans la moindre rancœur. Et puis, n'ai-je pas été salarié de Ford pendant plus de trente ans ? »

 

Jackie Stewart conduit lui-même les négociations avec Martin Whitaker, le directeur de la compétition pour Ford-Europe, et Neil Ressler, président de Cosworth Racing et déjà directeur non-exécutif de Stewart GP. L'entente est rapide. Pour un prix de vente estimé à 75 millions de dollars, Ford récupère tous les actifs de l'écurie, en particulier les installations de Milton Keynes, les contrats de sponsoring, et notamment celui fort juteux signé avec HSBC, ainsi que les droits TV versés par la FOM. L'accord est signé fin mai 1999 et officialisé en grande pompe à l'occasion du Grand Prix du Canada, au cours duquel Jackie Stewart célèbre son soixantième anniversaire. Bob Rewey, vice-président du groupe Ford pour le marketing, fait le voyage Dearborn - Montréal pour annoncer le rachat de Stewart Grand Prix par Ford Motor Company.

 

Ceci fait, le futur de l'écurie reste à dessiner, mais Paul Stewart devrait conserver la direction sportive sous la férule d'un haut responsable de Ford, probable Neil Ressler, la cheville ouvrière de ce rachat. Le team devrait également changer de dénomination, mais Jacques Nasser ne souhaite pas lancer une écurie « Ford F1 » car il veut promouvoir une firme de son groupe pour chaque discipline des sports mécaniques : Ford pour le rallye, Aston Martin pour l'Endurance et... Jaguar pour la F1. Ce choix peut paraître singulier, car si le célèbre constructeur britannique est révéré par tous les amateurs de belle mécanique sportive et possède un superbe palmarès en Endurance (sept victoires au Mans depuis les années 50), il n'a jamais fait la moindre apparition officielle en Grand Prix. Mais business is business : le championnat du monde de F1 est devenu une formidable vitrine marketing et M. Nasser estime qu'une écurie Jaguar permettra de mettre cette marque en lumière et de promouvoir ses nouveaux modèles, les berlines XJ6 et type S. Et tant pis pour les puristes ronchons...

 

Sources:

- Formule 1, la saison 1999, Mixing GmbH, 1999

- Pierre Ménard - Bernard Cahier, La Grande Encyclopédie de la Formule 1, édition 2003, Chronosports, 2003.

Tony