Coup de freins aux McLaren ?

L'affaire des freins directionnels, ce dispositif qui expliquerait l'hégémonie des McLaren-Mercedes en ce début de saison, rebondit plusieurs fois durant les trois semaines qui séparent les Grands Prix d'Australie et du Brésil. Le 18 mars, le président de Ferrari Luca di Montezemolo s'entretient à Paris avec Max Mosley et Bernie Ecclestone, en marge du Conseil mondial de la FIA. Il leur fait part de sa résolution de porter plainte contre McLaren si le système litigieux n'est pas banni à l'occasion de l'épreuve de São Paulo. Symbole de cette détermination, une semaine plus tard, le jeudi 26 mars, Me Henry Peter, le célèbre avocat de la firme de Maranello, fait une apparition remarquée dans le paddock d'Interlagos. Sa seule présence est une pression sur le pouvoir sportif et sur McLaren. Ron Dennis ne s'y trompe pas. Bien qu'il fasse bonne figure devant la presse, sa nervosité est palpable. Dans l'après-midi, on assiste à une avalanche de réclamations. Ferrari, Arrows et Tyrrell attaquent comme attendu les freins directionnels utilisés par McLaren-Mercedes. Mais l'écurie de Woking n'est pas seule à être incriminée. Ferrari dénonce en effet également Williams, qui a installé dans sa monoplace un procédé voisin, à l'instar de Jordan qui est pour sa part poursuivie par Sauber et Minardi. Ces trois écuries sont accusées d'employer des systèmes leur offrant quatre roues directrices, ce qui est prohibé par le règlement. Les trois commissaires de ce Grand Prix, l'Indien Nazir Hoosein, le Tchèque Radovan Novak et le Brésilien Élcio de São Thiago, ont du pain sur la planche ! Ils se donnent vingt-quatre heures pour rendre leur verdict. Trois écuries restent en dehors du combat. Alain Prost, ami de Ron Dennis et de Mansour Ojjeh, se dit convaincu que McLaren est incapable de tricher. Et puis, son écurie emploie des logiciels fournis par TAG Electronics, compagnie qui appartient à Ojjeh Mansour... Jackie Stewart reste neutre car il est en froid avec Ferrari, du fait des récentes déclarations de Rubens Barrichello (voir ici). Enfin, Benetton se fait (pour une fois) discrète, sans doute afin de ne pas attirer l'attention sur les structures déformables de sa B198, déguisées en moignons d'aileron...

 

Le lendemain, vendredi 27 mars, McLaren organise sa riposte. Tout d''abord, les MP4/13 disputent les essais libres sans leur système litigieux, afin de démontrer que celui-ci n'affecte en rien leurs performances. « On nous prend pour des tricheurs. Nous allons montrer que nous ne redoutons pas la confrontation directe en laissant nos freins de côté », ironise Mansour Ojjeh. Pour sa part, Ron Dennis hausse le ton: « La mauvaise foi de ceux qui nous attaque me confond. » Le directeur de McLaren fait état de demandes d'informations répétées auprès de la FIA: pas moins de cinq échanges ont eu lieu en novembre 1997 et mars 1998. À chaque fois Charlie Whiting, le délégué technique fédéral, et son adjoint Jo Bauer ont avalisé le travail de McLaren. « Nous n'avons jamais rien caché, nous sommes en règle ! » martèle Dennis. « Bien sûr que leurs freins directionnels sont illégaux ! » réplique un ingénieur d'Arrows. « Ils ont obtenu le feu vert de la FIA en découpant leur projet et leurs questions intelligemment. Indépendamment, chaque pièce du puzzle est conforme, mais mises bout à bout, elles constituent un ensemble dont les actions ne le sont plus. C'est une aide au pilotage prohibée. » Henry Peter confirme pour sa part que Ferrari ne reculera pas: « Si notre requête est repoussée, nous irons devant les tribunaux civils », prévient l'homme de loi. Jean Todt souffle le chaud et le froid: « Ferrari n'attaque pas McLaren mais vise à défendre l'équilibre de la F1. » Les pilotes sont également divisés. Damon Hill plaide pour l'indulgence envers McLaren, sans doute parce que Jordan prépare un dispositif similaire... En revanche, et sans surprise, Michael Schumacher se montre intransigeant et accuse ses adversaires de fausser la compétition: « Je ne cours pas pour tenir un rôle de figurant ! » Las, ce vendredi, les McLaren atomisent derechef la concurrence, et ce bien que leurs freins directionnels soient débranchés...

 

L'esprit et la lettre

Les trois malheureux commissaires sont quelque peu dépassés par la tâche qui leur est assignée: aucun d'eux n'est versé dans la tortueuse littérature technique produite par la FIA. Ils multiplient les entretiens avec Jo Bauer, ingénieur fédéral, et Carlos Gustavo Funès, le commissaire technique de la Confederação Brasileira de Automobilismo. Mais au final, ce sont bien les injonctions de Bernie Ecclestone et de Max Mosley, joints par téléphone, qui tranchent la question. Compte tenu d'une part qu'au regard des essais du vendredi les freins directionnels ne procurent pas un avantage indéniable à McLaren et, d'autre part, que Ferrari menace de saisir les tribunaux civils, mieux vaut bannir l'objet du litige. D'autant plus que les commissaires apprennent dans la foulée que Mercedes a récemment déposé le brevet d'un dispositif ressemblant furieusement à celui qu'utilise McLaren (avec deux roues avant directrices et deux roues fixes). Le transfert de technologies est patent. « Ce fut l'estocade », avoue l'un des commissaires. Samedi 28 mars, à 9h du matin, pendant les essais libres, le verdict est distribué à chaque écurie. Les systèmes de freinage de McLaren, Williams et Jordan sont prohibés au motif que ceux-ci ont pour objectif primaire un changement de direction. Il s'agit donc d'aides au pilotages proscrites selon l'esprit du règlement... et ce bien que le département technique de la FIA ait jadis jugé du contraire. Néanmoins, les commissaires laissent quelques heures, jusqu'aux essais qualificatifs, pour interjeter appel. Williams et Jordan, dont les systèmes étaient de toute façon trop rudimentaires, capitulent aussitôt. Chez McLaren, un conseil de guerre se réunit autour de Mansour Ojjeh, Ron Dennis, Martin Whitmarsh, Adrian Newey, Jo Ramirez et Norbert Haug. Si la tentation de faire appel les effleure, ils préfèrent sagement s'en tenir là tant leur suprématie en piste est éclatante, avec ou sans freins directionnels.

 

Voilà donc une victoire de Ferrari. « J'ai trop d'estime pour Ron Dennis pour penser qu'il irait en appel: il a deviné sur quel terrain on voulait le piéger », sourit Henry Peter. L'avocat helvétique développe ensuite une partie de l'argumentation qu'il a livrée aux commissaires. « Le point fort de notre dossier reposait sur les quatre roues directrices, explique-t-il. Nous en avons présenté quelques autres pour ratisser large. Par exemple, la notion de contrôle de motricité, également interdite sous certaines formes, que ce système implique. Ou la notion de sécurité affaiblie par l'accroissement des performances. Dans certains cas la lettre de la norme est claire, mais son esprit est sujet à interprétation. Faut-il donner la priorité à l'une ou à l'autre ? Le conflit est permanent. Mais dans le cas présent, ce n'était pas le cas, car la lettre disait seulement que tout système à quatre roues directrices est prohibé, sans pour autant expliciter ce système. Le service technique de la FIA le définissait dans un cadre restrictif en disant qu'il n'entrait en compte qu'à partir du moment où l'axe des roues avant ou arrière subissait une modification par rapport à l'axe longitudinal de la voiture. Or, avec l'astuce de McLaren, il n'y avait aucune modification de ces axes entre eux puisque l'on jouait sur un des freins comme sur un char d'assaut ou un tracteur de chantier. Pour MM. Whiting et Bauer, il n'y avait pas de braquage des quatre roues, donc pas d'illégalité. Il fallait donc s'en référer à l'esprit de la norme puisqu'il y avait évidemment changement de direction de la monoplace dans son intégralité, sous la forme d'un pivotement global de l'axe longitudinal provoqué par le ralentissement d'une des deux roues postérieures. » Ainsi, selon le règlement, changer de direction ne pouvait s'effectuer qu'en braquant le volant... Il y avait là une faille que McLaren, puis Williams et Jordan, ont tenté d'exploiter... Mais comme le souligne Patrick Camus d'Auto Hebdo, nous sommes ici face à des querelles de vocabulaire bien plus qu'à des controverses technologiques...

 

Et finalement...

Ron Dennis tient à ne pas perdre la face et délivre un long communiqué dans lequel il explique que McLaren n'a jamais dérogé à la règle. Selon lui, les grands constructeurs impliqués en F1, comme son partenaire Mercedes, qui lui a confié le fameux dispositif litigieux, déposent quantité de brevets, sans qu'ils s'en servent immédiatement. Grâce à l'association avec McLaren, toute utilisation en compétition a le poids d'une validation. Aussi Dennis se réserve-t-il la possibilité de réutiliser ces freins directionnels en compétition, une fois que la FIA aura clarifié la jurisprudence à ce sujet. Mais à vrai dire, le boss de McLaren sait pertinemment que ses monoplaces n'ont pas besoin de celui-ci pour gagner. « La performance de nos voitures aux essais qualificatifs est la meilleure réponse à toutes les controverses », commentera-t-il samedi soir, après la pole de Mika Häkkinen. « De toute façon, nous avons réussi à développer une voiture sensationnelle en toute circonstance », conclut le pilote finlandais avec un sourire matois.

 

Mais au fait, quel est donc le véritable secret de l'incroyable tenue de route de la McLaren-Mercedes ? On apprendra plus tard que l'écurie britannique et le constructeur allemand ont probablement « bluffé » en laissant la concurrence se concentrer sur les freins directionnels, un élément certes utile à la stabilisation du châssis dans les virages, mais non déterminent. La vraie trouvaille d'Adrian Newey se situerait au niveau des suspensions. La MP4/13 bénéficie probablement d'un système de suspensions dites « contractives » qui permettent en courbe de produire une détente à l'extérieur trois fois moindre que la compression, et donc de stabiliser l'assiette sans l'aide des traditionnelles barres stabilisatrices ou anti-roulis. Voilà, probablement, ce qui a échappé aux regards avertis des ingénieurs de Ferrari, Williams et consorts...

 

Sources:

- Renaud de Laborderie, Le Livre d'or de la Formule 1 1998, Solar, 1998.

- Patrick Camus, GP du Brésil, Auto Hebdo n°1130, 1er avril 1998

Tony