Le 20 février 1997 s'ouvre à Bologne le procès des responsables désignés de l'accident mortel d'Ayrton Senna, survenu le 1er mai 1994. Après deux années et demie d'une investigation très médiatisée et souvent alambiquée, le procureur Maurizio Passarini a finalement conclu à la responsabilité des dirigeants de l'écurie Williams et de certains officiels ayant exercé lors de ce sinistre Grand Prix de Saint-Marin. Reste à convaincre le tribunal. Ce qui ne sera pas chose aisée, car les éléments rassemblés par le procureur sont très fragmentaires. Pour savoir ce qui a provoqué la mort de Senna, M. Passarini a fait examiner l'épave de la FW16 du Brésilien, entreposée dans une simple arrière-cour exposée à tous les vents, près du circuit d'Imola. Il a aussi demandé à des experts de se pencher sur la trajectoire fatale prise par Senna en abordant la courbe de Tamburello. Ceux-ci ont décortiqué les données télémétriques fournies par Williams-Renault. Ils ont eu plus de mal à visionner les images de la caméra embarquée que FOCA TV prétendait n'avoir jamais eues en sa possession... jusqu'à leur réapparition providentielle fin 1994. Cette vidéo ne montre pas l'impact contre le muret de béton: on y voit seulement la tête de Senna dodeliner étrangement au moment où il perd le contrôle de sa Williams. Certains y ont vu un évanouissement du Brésilien qui, dit-on, avait parfois l'habitude de piloter en apnée pour mieux « sentir » le comportement de sa monoplace. Mais la télémétrie montre qu'il s'est bien battu jusqu'au bout avec sa machine devenue folle.

 

Les enquêteurs privilégient une hypothèse, celle de la rupture de la colonne de direction consécutive à une réparation ordonnée non pas, comme on l'avait prétendu, à la « va-vite » quelques jours avant le GP de Saint-Marin, mais en février 1994, peu avant l'embarquement des monoplaces pour le premier GP de la saison au Brésil. Cependant, la question est de savoir si cette colonne, retrouvée détruite, s'est brisée avant ou après le choc fatal... D'autres suppositions sont également retenues. Peu avant le procès, paraissent ainsi des photographies montrant un débris jonchant la piste sur la trajectoire qu'allait emprunter la Williams de Senna. Il s'agissait probablement d'un résidu de l'accrochage du départ ayant impliqué Pedro Lamy et JJ Lehto. Une crevaison pourrait donc expliquer que la Williams soit devenue incontrôlable. Enfin, la télémétrie démontre que Senna, en s'inscrivant dans la courbe de Tamburello, a corrigé sa trajectoire d'un léger coup de volant. L'équipe Williams utilise cet élément pour pointer du doigt le revêtement bosselé du circuit d'Imola qui, selon elle, aurait déstabilisé la FW16 et serait l'unique cause de l'accident mortel...

 

Dans l'expectative, le procureur Passarini inculpe Frank Williams, Patrick Head et Adrian Newey d'« homicide involontaire ». Figurent aussi dans le box des accusés Roland Bruynseraede, délégué à la sécurité de la FIA au moment du drame, Federico Bendinelli, administrateur délégué de la Sagis, la société gérante du circuit d'Imola, et Giorgio Poggi, directeur du circuit Enzo e Dino Ferrari. Cependant, la famille Senna refuse de se porter partie civile. Le procès a donc pour principal objectif d'établir les causes du décès du champion brésilien. Néanmoins, les inculpés risquent entre six mois et cinq ans de prison.

 

Trente-et-une audiences s'échelonnent entre le 20 février et le 21 novembre 1997 sous la présidence du juge Antonio Costanzo. Il serait fastidieux de retracer l'ensemble du procès qui mobilise une foule d'experts (notamment Mauro Forghieri) et des témoins prestigieux (Damon Hill, David Coulthard, Michele Alboreto, Pierluigi Martini etc.). Le procureur Passarini attaque sur tous les fronts. Il dénonce l'autodrome Enzo e Dino Ferrari comme un circuit vétuste et dangereux, complétement dépassé en matière de sécurité, ce que les avocats de la Sagis contestent énergiquement. Ceux-ci affirment que le circuit a toujours appliqué les standards de la FIA en matière de sécurité. Le ministère public n'est pas convaincu. La terrible courbe de Tamburello est notamment pointée du doigt à cause d'un manque de dégagement qui a empêché la Williams de suffisamment ralentir avant le choc contre le muret de béton. Mais tous les experts s'accordent à dire qu'il était impossible d'élargir davantage cet espace car, comme Ayrton Senna lui-même et son ami Gerhard Berger l'avaient constaté en inspectant le circuit, une petite rivière coule juste derrière la muraille. Quoiqu'il en soit, les défenseurs de la Sagis avancent ce fait incontestable: Ayrton Senna n'a pas été tué par l'impact en lui-même, mais par un bras de suspension qui a traversé son casque. En l'occurrence, leurs clients ne peuvent être tenus pour responsables de sa mort.

 

Sur le plan technique, les différents débats permettent d'exclure rapidement les hypothèses d'une crevaison ou d'une erreur de pilotage pour se concentrer sur la défaillance de la colonne de direction. C'est le principal point de friction entre l'accusation et les avocats de Patrick Head et d'Adrian Newey. Malgré toutes les analyses possibles et imaginables, le procureur ne parvient pas à prouver que les coups de volant donnés par Senna avant l'impact étaient dus à une rupture de la colonne, ni que la fatigue supposée du métal a engendré un bris éventuel. L'équipe Williams publie une quantité impressionnante de données démontrant qu'aucune anomalie n'avait été constatée à la veille de ce GP de Saint-Marin sur la FW16 de Senna. Passarini s'agrippe pourtant à sa théorie qui, quoique probablement fondée, est invérifiable. Les débats s'enlisent ainsi entre batailles d'experts et arguties juridiques.

 

Le 21 novembre 1997, le procureur Passarini prononce son réquisitoire. Il y affirme que la courbe de Tamburello, endroit très dangereux, soumettait les monoplaces à un « stress mécanique » très important. Il n'est donc pas étonnant qu'une avarie brutale, en l'occurrence celle de la colonne de direction, s'y soit produite. Il affirme aussi que les mécaniciens de l'équipe Williams, supervisés par Patrick Head et Adrian Newey, ont réduit la longueur de cet élément à la demande d'Ayrton Senna lui-même, ce qui est exact, et que cette modification a « fragilisé » ladite pièce jusqu'à provoquer son effondrement, ce qu'il ne peut prouver. Le procureur assure en tout cas que cet incident mécanique est bien la cause principale de l'accident mortel. En conséquence, il conclut à la responsabilité partielle de Head et de Newey contre lesquels il réclame un an de prison avec sursis. Cette éventuelle condamnation des deux ingénieurs effraie Max Mosley et Bernie Ecclestone qui redoutent la mise en place d'une jurisprudence fâcheuse: si en cas de drame chaque acteur du monde de la Formule 1 se retrouve menacé par la justice italienne, autant ne plus organiser de courses dans ce pays...

 

Le 16 décembre, le juge Antonio Costanzo rend son verdict, en l'absence des six accusés. Sans surprise, tous sont acquittés, faute de preuves. L'avocat de la famille Senna, Me Giovanni Carcaterra, se dit satisfait: le procès a permis d'éclaircir les circonstances de l'accident mortel. Ses clients n'en demandaient pas plus. De son côté, l'écurie Williams publie un communiqué des plus laconiques: «Nous croyons que ce verdict est la seule issue appropriée au procès. » Tel n'est pas l'avis du procureur Passarini qui décide de faire appel. La cour d'appel de Bologne prend l'affaire en mains. Ce pénible feuilleton judiciaire n'est pas encore achevé...

 

Sources et bibliographie:

- Pierre Ménard et Jacques Vassal, Ayrton Senna, au-delà de l'exigence, Chronosports, 2002.

- Lionel Froissart, La mort de Senna devant les juges, Libération du 20 février 1997.

- http://www.ayrtonsenna.free.fr/apres.html

Tony