Ce Grand Prix de Monaco ouvre la saison européenne. La hiérarchie du plateau est assez incertaine avant ce rendez-vous. Lors des autres premières épreuves, Lotus et Ferrari ont chacun remporté deux victoires. Mais les stratégies de ces équipes sont totalement différentes. Lotus compte entièrement sur sa nouvelle voiture, la 79, nouveau développement du principe de l'effet de sol exploité par Colin Chapman. Ferrari au contraire poursuit une politique de développement conservatrice avec la série des 312, mais dépense beaucoup d'énergie à comprendre le fonctionnement des pneus Michelin radiaux. Côté pilotes, Mario Andretti et Carlos Reutemann semblent partis pour se battre pour le titre mondial. Leurs équipiers respectifs, bien que peut-être plus talentueux, ne sont « pas dans le coup » : Ronnie Peterson est bridé par son contrat de pilote n°2 et Gilles Villeneuve doit apprendre à terminer les courses sans créer d'accident...
La concurrence se trouve peut-être du côté de Tyrrell dont la 008, pour peu excitante qu'elle soit, est néanmoins fiable. Patrick Depailler est déjà monté trois fois sur le podium cette année. Brabham-Alfa Romeo en revanche doit améliorer la fiabilité de la BT46, jusqu'ici décevante. Niki Lauda a peu d'espoir de conserver son titre mondial.
En revanche la situation est grave chez McLaren car la M26 est dépassée par ses rivales. Pire encore, James Hunt semble s'en moquer complément et multiplie les bévues. Cela va mal aussi pour Wolf : le compteur de points de Jody Scheckter est toujours vierge. Tandis que Ligier-Matra vit une « année de transition », les vrais outsiders sont probablement la Williams d'Alan Jones et l'Arrows de Riccardo Patrese.
Colin Chapman présente à l'occasion de cette course sa Lotus 79 qui pousse beaucoup plus loin le concept de l'effet de sol, mais elle ne débutera qu'en Belgique. Mario Andretti et Ronnie Peterson pilotent encore la 78 en Principauté.
Ligier-Matra aligne sa nouvelle JS9. Gérard Ducarouge a voulu contrer le principe de l'effet de sol en créant une voiture massive, d'un seul tenant, conçue comme une sorte d'énorme ponton déporteur. L'aileron arrière est placé très bas, encadré par deux longues dérives qui rejoignent les pontons. Très rapidement cependant Jacques Laffite se plaint du comportement de cette voiture qui se révèle inefficace et trop lourde.
Surtees fait débuter la TS20 aux mains de Vittorio Brambilla. C'est une voiture simple et légère, « facile à mettre au point » selon John Surtees, bien conscient que là n'est pas le principal talent de Brambilla et de Rupert Keegan. Ce dernier va se contenter de la TS19 pendant encore quelques courses.
Wolf présente sa WR5 à effet de sol, œuvre d'Harvey Postlethwaite, mais celle-ci n'est présente qu'en tant que voiture de réserve. Jody Scheckter pilotera encore une fois la WR1.
Renault installe dans sa voiture un nouveau turbocompresseur qui a été construit en Californie. Jean-Pierre Jabouille espère terminer enfin une course au volant de la « Yellow Teapot ». Enfin l'ATS HS1 a été passablement modifiée : son radiateur d'huile a été ramené en arrière.
L'équipe Martini fait son retour avec toujours René Arnoux à son volant. L'épreuve monégasque voit aussi la réapparition d'un pilote prestigieux. Afin de relancer son équipe en pleine déliquescence, Mo Nunn a réussi à obtenir l'engagement de Jacky Ickx, 33 ans, qui remplace donc Lamberto Leoni dans l'Ensign. Ce « coup » a été permis grâce à l'argent du mécène américain Chuck Jones qui renfloue Nunn depuis cette année. Toutefois la presse spécialisée se montre sceptique car cela fait bien longtemps qu'Ickx est entièrement tourné vers l'Endurance, et n'a plus vraiment sa place en Formule 1.
Goodyear face à la guerre des pneus
Goodyear redéfinit sa politique après la déconvenue de Long Beach. Le n°2 du groupe Jack Sardas est à Monte Carlo et reçoit Colin Chapman, Bernie Ecclestone, Teddy Mayer, Ken, Tyrrell, Niki Lauda et Mario Andretti afin d'exposer ses idées pour contrer Michelin. Pour l'heure les équipes britanniques ne sont gère solidaires. Chaque type de gomme est identifié par un code des plus compliqués à déchiffrer. Certaines équipes comme McLaren cachent ces codes avec des autocollants pour se mettre à l'abri de la concurrence.
De plus, même dans les meilleures équipes il ne fait pas bon être pilote n°2. Ainsi chez Tyrrell et chez McLaren Didier Pironi et Patrick Tambay doivent chausser des pneus plus durs pour se qualifier que Patrick Depailler et James Hunt. La situation est surtout pénible pour Pironi qui très souvent cette saison doit chausser en dernière instance les pneus de son équipier pour assurer sa qualification.
Les qualifications
Comme à Long Beach, les Ferrari et les Brabham sont très à l'aise sur ce tracé urbain. Reutemann obtient sa deuxième pole position consécutive avec cinq dixièmes de seconde d'avance sur Watson. Celui-ci devance son équipier Lauda pour un centième. Plus loin viennent Andretti, Depailler, Hunt, Peterson et Villeneuve. Scheckter et Jones occupent la cinquième ligne. Jabouille est onzième devant Pironi et Patrese. Laffite est seulement quinzième avec la nouvelle JS9 après des soucis avec les pignons. Guy Ligier est si déçu par sa nouvelle création qu'il quitte le Rocher dès le samedi soir... Ickx est parvenu à qualifier l'Ensign à la 16ème place. Fittipaldi a arraché sa qualification de justesse et partira dernier. Stuck, Keegan et Stommelen sont les autres pilotes qualifiés.
Comme chaque année, seules vingt voitures sont admises au départ. Merzario, Lunger, Rebaque, Arnoux, Daly et Rosberg ont été sortis dès les pré-qualifications. Parmi les non-qualifiés, on trouve les deux ATS de Mass et Jarier, la Shadow de Regazzoni et la nouvelle Surtees de Brambilla.
Günther Schmidt est absolument furieux de la non-qualification de ses voitures et s'en prend à Jean-Pierre Jarier qui va quitter l'équipe au soir de cette course, lassé du caractère exécrable de son patron et de la tenue de route catastrophique de l'ATS.
Le Grand Prix
La course de Formule 3 du samedi est remportée par l'Italien Elio de Angelis sur Chevron, lequel précède deux autres Transalpins, Siegfried Stohr (Chevron) et Daniele Albertin (Ralt). Le jeune Français Alain Prost a fini quatrième sur une Martini-Renault de l'équipe Elf.
Victime samedi d'un faux mouvement, Stommelen s'est fêlé plusieurs côtes. Il décide néanmoins de prendre le départ.
Malgré quelques gouttes de pluie le dimanche matin, la course se déroule sur une piste sèche.
Départ: Watson prend un bien meilleur départ que Reutemann et vire en tête. Depailler et Lauda se glissent aussi devant l'Argentin. A l'abord de Sainte-Dévote Hunt a une touchette avec Andretti et est envoyé contre le rail extérieur, avant de rebondir et de revenir en piste. Reutemann endommage son train avant en se frottant à Lauda.
1er tour: Watson mène devant Depailler, Lauda, Andretti, Scheckter, Jones, Peterson, Villeneuve, Tambay et Laffite. Hunt et Reutemann sont aux stands pour réparer leurs monoplaces.
2e : Laffite perd l'usage de sa deuxième vitesse et perd beaucoup de places.
3e: Reutemann ressort des stands juste devant Watson et tout le reste du peloton. Il signe aussitôt le meilleur tour.
4e: Reutemann « s'échappe » devant les leaders. Watson se retrouve menacé par Depailler et Lauda. Stuck heurte Keegan à l'épingle du Loews. L'Allemand a besoin de l'aide des commissaires pour se relancer.
6e: Watson, Depailler et Lauda s'échappent quelque peu tandis que derrière eux suit un groupe composé d'Andretti, Scheckter, Jones, Peterson et Villeneuve.
8e: A cause d'un trop plein d'huile, des projections sortent de la Williams de Jones, qui continue comme si de rien n'était.
9e: Keegan est le premier pilote à abandonner, à cause d'une panne de transmission.
10e: Watson mène devant Depailler (2.5s.) et Lauda (4.8s.). Devant eux, Reutemann, dix-septième, est l'homme le plus rapide en piste.
13e: Jones commet une erreur à Sainte-Dévote et se fait passer par Peterson et par Villeneuve.
14e: Laffite est au garage Ligier où il abandonne, boîte de vitesses cassée. Sa nouvelle JS9 ne lui a donné aucune satisfaction.
17e: Assez loin du trio de tête, Scheckter klaxonne derrière Andretti, tandis que Peterson et Villeneuve sont en embuscade.
20e: Watson est premier devant Depailler (0.7s.), Lauda (3.9s.) et Andretti (11.7s.) et Scheckter (12.5s.). Suivent Peterson, Villeneuve, Jones, Tambay et Pironi.
21e: Watson et Depailler prennent un tour à Stommelen et perdent un peu de temps, au profit de Lauda.
23e: Depailler est dans les échappements de Watson, tandis que Lauda est à deux secondes des leaders.
25e: Stuck tape le rail et endommage sa direction à La Rascasse. Aidé par les commissaires, il entre aux stands. Dans cette opération un des commissaires manque de peu d'être heurté par Hunt.
26e: Lauda est revenu dans les échappements de Depailler. Les trois leaders se tiennent dans un mouchoir de poche.
28e: Reparti pour un tour, Stuck revient au stand Shadow et abandonne.
30e: La fuite d'huile devenant trop importante sur sa Williams, Jones s'arrête dans une échappatoire. Bon dernier sur l'Ensign, Ickx est aux stands depuis de longues minutes à cause d'un problème de freins.
33e: Les trois leaders se tiennent toujours dans la même seconde, mais aucun ne parvient à trouver l'ouverture.
35e: Pas de changement en tête de la course. A la quatrième place, Andretti contient toujours Scheckter, Peterson et Villeneuve.
36e: En début de boucle Watson et Depailler prennent facilement un tour à Fittipaldi, mais le Brésilien est moins prompt à s'effacer devant Lauda. Jusqu'alors huitième, Tambay perd deux places au profit de Pironi et de Patrese.
38e: Les leaders arrivent sur les traces de Reutemann et de Jabouille. A Mirabeau Depailler se montre dans les rétroviseurs de Watson. A la sortie du tunnel, le Nord-Irlandais loupe complément son freinage et tire tout droit dans l'échappatoire. Il parvient à faire demi-tour et à revenir en piste, mais évidemment Depailler et Lauda sont alors passés depuis longtemps.
39e: Depailler et Lauda sont roues dans roues, mais sont gênés par Reutemann et Jabouille, en lutte pour la onzième place. Sous le tunnel le pilote Renault s'efface devant les leaders, mais aussi devant Reutemann qui le double ainsi sans coup férir.
40e: Ickx est en panne à l'entrée des stands. Il est poussé vers son garage par les commissaires. Souffrant des côtes, Stommelen revient à son stand et renonce prudemment.
41e: Reutemann ignore les drapeaux bleus devant Depailler et Lauda. Ce dernier commence à s'impatienter derrière la Tyrrell.
42e: Depailler et Lauda sont en tête, dans la même seconde. Watson est troisième à quinze secondes, puis beaucoup plus loin naviguent Andretti, Scheckter, Peterson et Villeneuve. Viennent ensuite en ordre dispersé Pironi, Patrese, Tambay, Reutemann, Jabouille, Fittipaldi et Hunt.
43e: Reutemann s'efface enfin devant les deux leaders.
45e: Depailler a une demi-seconde d'avance sur Lauda. Watson a douze secondes de retard. Andretti s'arrête dans les stands car son manomètre d'essence s'est cassé. Les mécaniciens essaient de le remplacer. Le pilote américain libère ainsi Scheckter qui est du coup beaucoup plus rapide.
46e: Lauda doit ralentir, victime d'une crevaison. L'Autrichien entre aux stands très prudemment. Depailler s'envole du coup vers la victoire.
47e: L'arrêt de Lauda dure une trentaine de secondes et l'Autrichien ne reprend la piste qu'en sixième position. Entretemps Watson, Scheckter, Peterson et Villeneuve sont passés devant lui. Victime d'un bris sur sa barre antiroulis, Hunt abandonne au stand McLaren.
48e: Depailler est l'homme le plus rapide en piste. Il compte environ vingt secondes d'avance sur Watson.
50e: Andretti a repris la piste en dernière position.
53e: Grâce à ses pneus neufs, Lauda est désormais le pilote le plus rapide. Mais il est tout de même à vingt secondes du trio constitué par Scheckter, Peterson et Villeneuve.
55e: Depailler est leader devant Watson (17s.), Scheckter (26s.) et Peterson (27s.). Ces derniers se livrent à une bagarre féroce. Villeneuve est légèrement distancé.
56e: Peterson entre dans la voie des stands, en panne de boîte de vitesses. Il doit se retirer. Lotus ne marquera pas de point en Principauté.
60e: Depailler mène tranquillement la course avec vingt secondes d'avance sur Watson. Suivent ensuite Scheckter, à vingt-cinq secondes, Villeneuve, Lauda et Pironi. Hors des points se trouvent Patrese, Tambay, Reutemann, Jabouille, Fittipaldi et Andretti.
62e: Lauda remonte rapidement sur Villeneuve. Andretti est de nouveau au stand Lotus pour fixer une bague du distributeur d'essence qui était en train de lâcher. Cet incident se reproduit quelques tours plus tard.
63e: Villeneuve tape le rail à la sortie du tunnel et doit abandonner dans l'échappatoire de la chicane. C'est son troisième accident en cinq courses... La cause serait cependant mécanique : rupture de la conne de direction selon le pilote, crevaison selon Piccinini. Lauda récupère la quatrième place. Suivent ensuite Pironi et Patrese. Jabouille s'arrête chez Renault pour faire purger ses freins.
64e: Désormais quatrième, Lauda est à treize secondes de Scheckter et continue de remonter vers le haut du classement.
65e: Watson commet une nouvelle erreur à la chicane et y tire tout droit. Le temps qu'il reprenne sa route, Scheckter est passé et Lauda est revenu juste derrière lui.
66e: Lauda passe sans difficulté Watson, beaucoup plus lent que son chef de file.
68e: Dix secondes d'écart entre Scheckter et Lauda. L'Autrichien reprend environ deux secondes au pilote Wolf à chaque tour.
71e: Lauda n'est plus qu'à une seconde de Scheckter. En tête, Depailler contrôle tranquillement sa fin de course.
72e: Lauda est sur les talons de Scheckter et signe un exceptionnel meilleur tour en course: 1'28''65'''. A la sortie de la Rascasse, il déborde la Wolf et la double sur la ligne de chronométrage, sans aucune résistance de Scheckter.
73e: Lauda sème immédiatement Scheckter. Il compte encore vingt-cinq secondes de retard sur Depailler, et la course est donc jouée.
75ème et dernier tour: A 33 ans et après avoir disputé soixante-neuf Grands Prix, Patrick Depailler remporte enfin sa première victoire en Formule 1. C'est la première victoire de Tyrrell depuis deux ans, la troisième en Principauté. Après une course exceptionnelle, Lauda est deuxième, suivi par Scheckter qui inscrit enfin ses premiers points de l'année. Auteur d'une course erratique, Watson est quatrième. Il précède les jeunes Pironi et Patrese qui se sont révélés fort solides. Tambay est septième devant Reutemann, Fittipaldi et Jabouille. C'est la première fois que la Renault Turbo voit l'arrivée d'un Grand Prix. Enfin, Andretti termine onzième à six tours.
Après la course
Après les deux succès de Maurice Trintignant et la victoire de Jean-Pierre Beltoise en 1972, c'est la quatrième fois que la Marseillaise retentit sur le podium de Monte Carlo. Après avoir sablé le champagne, Patrick Depailler répond aux questions de l'apprenti reporter Jackie Stewart. L'Auvergnat n'en revient pas : enfin son « chat noir » l'a laissé tranquille. L'équipe Brabham-Alfa Roméo est déçue par cette course qui lui semblait promise. Néanmoins Niki Lauda s'est fait remarquer par un brio et une hargne qu'on ne lui connaissait guère.
Au classement général, Depailler s'empare du commandement avec 23 points, soit cinq de mieux qu'Andretti et Reutemann. Cela faisait vingt ans qu'un Français n'avait pas mené le championnat du monde. Lauda grimpe au quatrième rang avec seize points. Chez les constructeurs, Tyrrell prend la deuxième place et revient à trois points de Lotus. La saison semble donc plus ouverte que jamais, mais tout le monde attend avec anxiété les débuts de la Lotus 79 à Zolder...
Tony