La tournée américaine de la Formule 1 se poursuit avec le Grand Prix des États-Unis à Watkins-Glen. La Scuderia Ferrari, qui demeure sur trois succès consécutifs, est favorite.
Lotus fait son retour afin d'entraver les efforts de Ferrari. Colin Chapman et Peter Warr sont cependant très fébriles car leur équipe est privée de Jochen Rindt, décédé, et de John Miles qui a pris sa retraite suite à la mort de l'Autrichien. Le jeune troisième pilote Emerson Fittipaldi se retrouve bombardé leader de l'équipe, à 23 ans seulement et alors qu'il n'a que trois Grands Prix à son actif ! Certes, le Brésilien est talentueux et méthodique, mais sa promotion à la tête de la meilleure écurie du monde reste perplexe. Pour le seconder, Chapman et Warr ont hésité entre le Suédois Reine Wisell, bon pilote de Formule 2, et le Finlandais Leo Kinnunen qui brille au volant d'une Porsche 917 en voitures de sport. C'est finalement Wisell qui a été choisi car Kinnunen était trop exigeant financièrement.
Chez Ferrari, il n'y a qu'un seul objectif: amener Jacky Ickx à la victoire afin de lui permettre d'espérer être sacré champion du monde à Mexico. Vainqueur à Mosport, le Belge doit remporter les deux dernières épreuves pour devancer Jochen Rindt. La Scuderia espère aussi pouvoir accrocher la coupe des constructeurs. Comme March, elle compte sept points de retard sur Lotus. L'équipe d'Hethel doit donc inscrire deux points de plus que Ferrari et March pour décrocher le titre des constructeurs.
Les journalistes ont hâte d'observer le comportement de la nouvelle Tyrrell 001 pilotée par Jackie Stewart, qui a fait de superbes débuts à Mosport avant d'abandonner. La Tyrrell humilie quelque peu la March 701 précédemment utilisée par cette équipe. L'écurie officielle March est d'ailleurs en pleine crise en cette fin de saison: Chris Amon et Jo Siffert sont sur le point de quitter une structure qui leur a promis monts et merveille, en vain. Si Amon a obtenu quelques beaux résultats, Siffert n'a pas inscrit un seul point cette année !
Les autres équipes ont fort peu d'ambitions pour cette fin de championnat. BRM espère toujours remporter une deuxième victoire après celle acquise par Pedro Rodríguez à Spa-Francorchamps, mais son moteur V12 n'est décidément pas fiable. Chez McLaren, Teddy Mayer et Denny Hulme tentent surtout de consolider une équipe ébranlée par le décès de son fondateur en juin. Après une saison décevante, Matra-Simca reporte ses espoirs sur la saison 1971. La marque française s'est consolée en remportant le Tour de France Auto avec deux 650 pilotées, l'une par Jean-Pierre Beltoise, Patrick Depailler et Jean Todt, l'autre par Henri Pescarolo, Jean-Pierre Jabouille et Johnny Rives.
Pendant ce temps, des rumeurs courent sur la possible retraite de Jack Brabham. A 44 ans, le pilote et constructeur australien est en effet très las de la Formule 1 et de ses immenses responsabilités. Mais s'il sait qu'il peut abandonner la direction de son équipe à Ron Tauranac, il se désespère de ne pas avoir de successeur au volant. Denny Hulme, Jochen Rindt et Jacky Ickx l'ont successivement quitté. Cette saison 1970, son équipier Rolf Stommelen ne s'est guère montré à la hauteur de sa tâche. Aussi Brabham ne désespère pas de former un autre jeune pilote en 1971...
John Surtees engage pour la première une seconde DN7 confiée à Derek Bell, le principal rival de Clay Regazzoni pour le titre de champion d'Europe de F2. Joakim Bonnier se présente à nouveau avec sa McLaren M7C. BRM aligne une quatrième P153 pour le Britannique Peter Westbury, 32 ans, animateur des pelotons de Formule 2.
Deux Américains tentent leur chance pour ce Grand Prix national. On retrouve ainsi Pete Lovely avec sa Lotus 49B soutenue par Volkswagen. Le deuxième est Gus Hutchinson, champion SSCA 1967 de Formule B. Il pilote une Brabham BT26 A privée peinte en jaune.
Les qualifications
Les deux journées avant la course sont perturbées par le mauvais temps. La pluie s'invitant le samedi, les principaux chronos sont réalisés le vendredi.
Les essais voient sans surprise s'affronter Ickx et Stewart. Le Bruxellois obtient sa quatrième pole position de la saison avec une avance assez confortable de six dixièmes sur Stewart. En revanche l'Écossais ne précède Fittipaldi que de cinq centièmes. Le Brésilien se montre à la hauteur de son statut de nouveau n°1 de Lotus. Rodríguez l'accompagne en seconde ligne. Amon et Regazzoni composent la ligne suivante. Oliver est septième devant Surtees. Le nouveau venu Wisell est neuvième devant la 72 de Hill. Cela faisait longtemps que le double champion du monde ne s'était pas aussi si bien qualifié. Hulme est onzième devant Pescarolo et la seconde Surtees pilotée par Bell. Parmi les déceptions, on signale Brabham (16ème), Cevert (17ème) et Beltoise (18ème). Hutchinson se qualifie en 22ème position, aux côtés de la seconde McLaren de Gethin. Siffert et Bonnier occupent la dernière ligne.
Lovely et Westbury ne parviennent pas à se qualifier, de même que de Adamich, dont la McLaren est accablée de problèmes d'huile et a de plus subi un incendie le samedi.
Le Grand Prix
Départ: Stewart s'élance beaucoup mieux qu'Ickx et prend tout de suite le commandement. Rodríguez prend la deuxième place devant Ickx et Regazzoni. Fittipaldi a pris un mauvais envol et perd des places.
1er tour: Dès les Esses, Stewart creuse l'écart sur ses poursuivants. Il mène devant Rodríguez, Ickx, Regazzoni, Amon, Surtees, Oliver, Fittipaldi, Hill et Wisell.
2e: Comme à Saint-Jovite, Stewart s'échappe en ce début de course. Oliver prend la sixième place à Surtees.
3e: Stewart a trois secondes de marge sur Rodríguez. Hulme double Wisell.
4e: Fittipaldi double Surtees.
5e: Stewart augmente son avance sur Rodríguez qui a Ickx sur ses talons. Vient ensuite un trio composé de Regazzoni, Amon et Oliver.
7e: Surtees doit renoncer car son volant moteur s'est fendu.
8e: Stewart gagne environ une seconde par tour sur Rodríguez et Ickx, ses poursuivants immédiats.
10e: Stewart mène devant Rodríguez (10.3s.), Ickx (10.8s.), Regazzoni (13.9s.), Amon (14.3s.), Oliver (14.6s.), Fittipaldi (22s.), Hill (23.2s.), Hulme (23.5s.), Wisell (30.2s.) et Bell (30.5s.).
11e: Oliver double Amon à The Loop. Son coéquipier Eaton est en revanche contraint à l'abandon après avoir cassé son moteur.
12e: Ickx se fait de plus en plus pressant derrière Rodríguez. Il doit absolument doubler celui-ci s'il veut rattraper Stewart et conserver une chance d'être titré.
14e: Ickx et Regazzoni sont juste derrière Rodríguez. Cevert s'arrête aux stands pour changer son porte-moyeu arrière-droit. Il perd plusieurs tours dans cette opération.
15e: Ickx parvient enfin à trouver l'ouverture sur Rodríguez. Comme Eaton, Oliver voit son moteur partir en fumée. Beltoise est au stand Matra pour faire monter un nouveau pneu avant gauche. Il reprend la piste en 19ème position.
16e: Regazzoni dépasse à son tour Rodríguez. Voici les deux Ferrari aux deuxième et troisième rangs.
18e: Stewart poursuit sa démonstration et possède vingt secondes d'avance sur Ickx.
20e: Stewart mène devant Ickx (22s.) et Regazzoni (24s.). Rodríguez se trouve à vingt-huit secondes. Plus loin on retrouve Amon, Fittipaldi, Hill, Hulme, Wisell et Bell.
22e: Hutchinson effectue une excursion hors-piste au cours de laquelle il arrache son réservoir d'appoint. Il regagne son garage pour abandonner. Il occupait la dix-huitième place.
25e: Beltoise est encore aux stands où cette fois-ci il fait changer son pneu avant droit.
27e: Stewart a vingt-quatre secondes d'avance sur Ickx. Ce dernier a semé Regazzoni.
29e: Hill occupait la septième place mais il regagne le stand Walker pour faire réparer une canalisation d'essence qui s'est brisée. Après un très long arrêt, il repart en dix-huitième position.
30e: Stewart a vingt-cinq secondes d'avance sur Ickx. Regazzoni est à trente secondes de l'Écossais. Beltoise abandonne car sa voiture tient trop mal la route.
32e: Brabham effectue un tête-à-queue. Il a dû mal à se relancer et finalement reprend la route en seizième position.
35e: L'écart n'augmente plus entre Stewart et Ickx. Regazzoni est à trente-cinq secondes du leader, Rodríguez à quarante-cinq secondes. Puis suivent à près d'une minute Amon, Fittipaldi, Hulme, Wisell et Bell.
37e: Regazzoni s'arrête au stand Ferrari pour changer un pneu cloqué. Le Suisse ne va reprendre la piste qu'en quinzième position.
38e: Wisell prend la sixième place à Hulme. Hill reprend la piste après dix minutes d'arrêt.
39e: Bell double Hulme. Hill s'arrête de nouveau aux stands pour changer de combinaison car la sienne est inondée d'essence. Il emprunte la combinaison de Surtees qui a abandonné, avant de remonter dans sa voiture et de repartir.
40e: Stewart compte plus de vingt-cinq secondes d'avance sur Ickx. Rodríguez est troisième à cinquante secondes tandis que Amon et Fittipaldi sont sur le point de concéder un tour à Stewart.
42e: Regazzoni s'arrête de nouveau aux stands pour changer sa boîte à transistors. Cette fois-ci il perd tout espoir de remonter dans le peloton et va repartir avec plus de dix minutes de retard.
45e: L'écart est stable entre Stewart et Ickx. Personne ne semble en mesure de contester la supériorité de la Tyrrell.
47e: Amon s'arrête au stand March pour changer un pneumatique usé. Il repart en huitième position.
49e: Stewart signe son meilleur tour de la course: 1'03''34'''.
50e: Stewart est premier devant Ickx (24s.) et Rodríguez (50s.). Suivent, relégués à un tour, Fittipaldi, Wisell, Bell, Hulme, Amon, Siffert et Pescarolo.
53e: Arrêt aux stands pour Siffert qui fait changer son pneu avant gauche.
54e: Nous sommes à mi-course. Stewart est en tête devant Ickx (22s.) et Rodríguez (52s.). Tous les autres pilotes sont relégués à un tour. Dernier avec plusieurs tours de retard, Bonnier abandonne suite à la rupture d'une canalisation d'eau.
56e: Panique dans le stand Ferrari, Ickx arrive au ralenti. Une conduite d'essence s'est débranchée sur sa voiture. Les mécaniciens se précipitent pour tenter une réparation. Mais Ickx comprend qu'il ne sera pas champion du monde.
58e: Les hommes de la Scuderia ont fait de leur mieux et Ickx reprend la piste avec deux tours de retard, en douzième position.
59e: Schenken entre aux stands pour faire réparer un support de triangle arrière. C'est une bonne nouvelle pour Ickx qui gagne une place. Il double ensuite Stommelen.
60e: Tout va bien pour Stewart qui caracole au commandement avec cinquante-cinq secondes d'avance sur Rodríguez. Fittipaldi est troisième devant son équipier Wisell, mais tous les deux sont à un tour du leader.
62e: Ickx prend la neuvième place à Peterson. Gethin s'arrête à son stand pour changer de pneus. L'opération prend beaucoup de temps et le Britannique perd plusieurs tours. Cevert rejoint également les pits avec une roue branlante.
63e: Cevert met pied à terre car son porte-moyeu arrière-gauche est brisé.
65e: Stewart compte une minute d'avance sur Rodríguez. Suivent Fittipaldi, Wisell, Bell, Amon et Hulme. Ickx prend la huitième place à Pescarolo. Schenken renonce à cause de son problème de triangle.
67e: Amon prend la cinquième place à Bell.
70e: Stewart continue sa démonstration. Bien plus loin, Ickx poursuit sa remontée et menace désormais Hulme qui occupe la septième place. Regazzoni est pour le troisième fois aux stands, cette fois-ci pour réparer un tuyau d'échappement cassé.
72e: Stewart baisse un peu son rythme. Il peut rouler tranquillement: seul Rodríguez est dans le même tour que lui...
74e: Ickx est revenu à quelques secondes de Hulme.
76e: La Tyrrell de Stewart commence à émettre quelques projections d'huile. Une canalisation vient en effet de se percer. On s'inquiète dans le stand Tyrrell.
78e: De l'huile sort toujours de la voiture de Stewart. Ce dernier ne verra sans doute pas l'arrivée... Fittipaldi le double et reprend ainsi son tour de retard. Peterson est aux stands pour changer son pneu avant gauche.
79e: Ickx prend la septième place à Hulme.
80e: Stewart poursuit sa route avec sa voiture agonisante. Rodríguez le rattrape peu à peu.
81e: Le moteur de Stewart toussote dangereusement: toute l'huile du réservoir de la Tyrrell se répand sur la piste.
83e: Stewart regagne son stand: privé d'huile, son moteur a rendu l'âme. Pour la deuxième fois consécutive il renonce alors que sa Tyrrell écrasait la concurrence.
84e: Rodríguez est désormais premier devant Fittipaldi (19s.), Wisell (55s.), Amon (à un tour), Bell (1t.), Ickx (1t.), Hulme (1t.) et Pescarolo (2t.).
85e: Hill renonce suite à l'explosion de son embrayage.
87e: Rodríguez occupe assez tranquillement la première place avec une vingtaine de secondes d'avance sur Fittipaldi. Dans les stands, le directeur sportif de BRM Tim Parnell est toutefois inquiet car le V12 anglais est gourmand en essence...
90e: Rodríguez a vingt secondes d'avance sur Fittipaldi. Wisell est quatrième à cinquante secondes. A plus d'un tour, Ickx, désormais sixième, remonte sur Bell et Amon.
92e: Ickx est revenu juste derrière la Surtees de Bell.
94e: Ickx double Bell et se retrouve cinquième. Il semble avoir les moyens de rattraper Amon avant le drapeau à damiers.
95e: Rodríguez lève le pied car sa jauge d'essence descend dangereusement. Comme à Mosport, le Mexicain craint de ne pas avoir assez de carburant pour finir l'épreuve.
97e: Rodríguez n'a plus qu'une quinzaine de secondes d'avance sur Fittipaldi. Ickx est le pilote le plus rapide en piste et rattrape facilement Amon.
98e: A dix tours du but, Rodríguez s'aperçoit que son niveau d'essence est au plus bas. Il risque la panne sèche d'un moment à l'autre.
100e: Parnell se résout à rappeler Rodríguez aux stands pour le ravitailler en essence, comme au Canada. Le Mexicain n'a qu'une dizaine de secondes d'avance sur Fittipaldi et ne pourra donc pas conserver le commandement.
101e: Rodríguez entre aux stands. Ses mécaniciens font de leur mieux mais il ne ressort des stands qu'après cinquante secondes d'immobilisation, en deuxième position.
102e: Fittipaldi est en tête de la course à six tours du but. Il compte quarante secondes d'avance sur Rodríguez, furieux contre le sort qui le prive d'une victoire. Wisell est troisième à cinquante secondes. Amon est quatrième à un tour et voit Ickx revenir dans ses rétroviseurs.
104e: Stommelen termine la course au ralenti à cause d'un roulement de roue grippé et d'une panne de freins.
105e: Ickx réalise le meilleur tour en course: 1'02''74'''.
106e: Ickx prend la quatrième place à Amon.
108ème et dernier tour: Emerson Fittipaldi remporte sa première victoire en F1 dès son quatrième Grand Prix. Il offre ainsi à Lotus la coupe mondiale des constructeurs, et à Jochen Rindt la couronne des pilotes à titre posthume. Rodríguez finit deuxième après avoir frôlé la victoire. Wisell termine troisième, sur le podium dès son premier Grand Prix ! Ickx est quatrième après un très beau retour. Il précède Amon et Bell. Ce dernier permet à Surtees d'inscrire des points pour la seconde fois de rang. Hulme est septième après un week-end médiocre. Il précède Pescarolo, Siffert, Brabham, Peterson, Stommelen, Regazzoni et Gethin.
Après la course: Fittipaldi couronne Rindt
Sitôt sorti de sa voiture, Fittipaldi reçoit l'accolade de la part de Colin Chapman. L'ingénieur est très fier de son jeune prodige qui a rempli sa mission au-delà de ses espérances. A seulement 23 ans, Fittipaldi apparaît déjà comme la future vedette de la Formule 1. La presse sud-américaine le compare au grand Juan Manuel Fangio.
De son côté, Jacky Ickx n'est pas triste de son échec, et en même soulagé. Il ne souhaitait pas prendre la couronne aux dépens d'un défunt. Il avouera plus tard: « Cela a été un soulagement pour moi de ne pas être champion face à celui qui n'était plus là pour se défendre et qui, de toute façon, avait marqué le plus de points. J'ai donc trouvé que c'était une bénédiction. Ça ne m'aurait pas plu du tout d'être titré dans ces conditions. »
Quant à Ferrari, ses voitures n'ont pas été assez fiables pour pouvoir empêcher le succès des Lotus.
Franchement déçu, Pedro Rodríguez a perdu la victoire à cause d'un mauvais calcul de sa consommation d'essence. Les mécaniciens de BRM ont mis cette année-là sa gentillesse et sa patience à rude épreuve...
Au classement des pilotes, Ickx a donc quatorze points de retard sur Rindt qui ne pourra plus être rattrapé. Un porte-parole de la FIA confirme que l'Autrichien est bien titré car « est champion du monde le pilote qui a inscrit le plus grand nombre de points, qu'il soit vivant ou mort. »
Chez les constructeurs, Lotus est sacrée pour la quatrième fois de son histoire. C'est aussi le troisième succès consécutif pour le moteur Ford-Cosworth DFV. Succès également pour Firestone qui remporte son deuxième titre avec Lotus. Ferrari et March lutteront au Mexique pour la place de vice-championne.
Tony