Les atermoiements de Honda
A peine partie, déjà revenue. Ainsi pourrait-on résumer le parcours de Honda en Formule 1 depuis quatre décennies. Deux ans et demi après avoir annoncé son retrait officiel de la discipline, à l'aube de recueillir enfin des lauriers avec Red Bull et Max Verstappen, le constructeur japonais annonce qu'il effectuera son come-back en 2026 en tant que motoriste d'Aston Martin. Un tel revirement mérite un petit historique.
En octobre 2020, Honda officialise son départ de la Formule 1 à l'issue de la saison 2021 et renonce de ce fait à participer aux débats visant à élaborer la réglementation technique de 2026. Le président du groupe Takahiro Hachigō déclare vouloir donner la priorité à la recherche et au développement de véhicules « propres », notamment via l'hydrogène et les batteries électriques. Toutefois, il s'agit en vérité davantage d'une prise de distance que d'un véritable retrait puisque quelques mois plus tard Honda vend la propriété intellectuelle de son V6 hybride à Red Bull. Celle-ci crée dans la foulée une nouvelle entité, Red Bull Powertrains, chargée de l'entretien des groupes propulseurs qui seront toujours assemblés à Sakura, et ce jusqu'en 2026. Cet arrangement permet à Honda de rester ainsi très officieusement en F1, tout en maintenant une cellule de motoristes. Un beau geste désintéressé. Ou la preuve que ce vrai-faux retrait a été décidé dans la précipitation...
Toujours est-il qu'il n'a fallu que quelques mois pour que Honda revoit son point de vue. Le 1er avril 2021, Takahiro Hachigō cède son fauteuil présidentiel à Toshihiro Mibe, ex-responsable du R&D, un ferme partisan d'une implication en F1, tout comme son vice-président et chef des opérations Seiji Kuraishi. En 2022, alors que Red Bull survole le championnat du monde avec un moteur Honda estampillé RBPT, le board japonais esquisse un rapprochement avec l'équipe austro-britannique. Mibe et Kuraishi assistent en juillet au Grand Prix d'Autriche et s'entretiennent avec Christian Horner et Helmut Marko d'une possible nouvelle collaboration à l'horizon 2026, date d'entrée en vigueur d'une nouvelle motorisation. Les dispositions écologiques de celle-ci, avec un accroissement de l'énergie électrique et l'utilisation de biocarburants, coïncident avec les ambitions de Honda qui souhaite devenir un constructeur 100 % électrique d'ici 2040 et perçoit de nouveau la F1 comme un formidable banc d'essai pour ses nouvelles technologies.
Les discussions avec Red Bull s'échelonnent sur le printemps et l'été 2022, mais elles achoppent précisément en raison de la volte-face de Honda. En 2021, Dietrich Mateschitz, Christian Horner et Helmut Marko ont pris acte du retrait des Japonais et ont investi des sommes colossales pour créer ex nihilo le département moteurs de Milton Keynes, Red Bull Powertrains, qui à terme sera capable de construire ses propres V6. Red Bull cherche en fait un partenaire pour développer la partie hybride de ses futurs groupes propulseurs. Or, le point fort de Honda est au contraire l'élaboration des groupes thermiques. Leurs ambitions ne peuvent donc s'accorder et Red Bull clôt les discussions pour s'allier à Ford quelques mois plus tard.
Dès lors, Honda se met en quête d'un nouvel associé. La première hypothèse est le projet Andretti-Cadillac, porté par General Motors. Celui-ci est d'autant plus séduisant que Honda et Cadillac collaborent depuis longtemps pour la conception de véhicules électriques. Mais en ce printemps 2023, Michael Andretti n'a toujours pas obtenu son sésame d'entrée en Formule 1, et les Japonais, après avoir patienté quelques mois, renoncent à s'engager dans une entreprise aussi hasardeuse. D'autres contacts sont noués avec McLaren, et ce malgré le fiasco de leur précédente collaboration entre 2015 et 2017. Tout le monde se souvient de Fernando Alonso dénonçant son « moteur de GP2 » par radio en plein Grand Prix du Japon... Mais depuis, de l'eau a coulé sous les ponts, et les dirigeants ont changé à Woking comme à Tochigi. En avril - mai 2023, le bruit d'un troisième mariage McLaren-Honda parcourt le paddock. Cependant, McLaren est à cet instant une équipe en déclin: 3e du championnat des constructeurs en 2020, 4e en 2021, 5e en 2022, et réduite cette saison à se battre contre AlphaTauri et Alfa Romeo, voire Haas... Zak Brown entreprend certes une refonte complète du staff technique et investit en vue de moderniser l'usine de Woking, mais les fruits de ces efforts ne seront pas récoltés de sitôt.
Un accord de raison
Honda porte donc ses regards vers l'équipe du moment, la grande révélation de cette saison 2023: Aston Martin. Le milliardaire canadien Lawrence Stroll recueille les premiers résultats des lourds investissements qu'il a entrepris depuis 2018 pour transformer la modeste écurie de Silverstone en véritable « top team », avec nouvelle usine ultra-moderne, un staff étoffé d'ingénieurs de renom comme Dan Fallows ou Éric Blandin, sans parler de l'arrivée du double champion du monde Fernando Alonso, heureux leader de sa nouvelle écurie. Après cinq épreuves, Aston Martin occupe la seconde place du championnat des constructeurs devant Mercedes et Ferrari, et ambitionne à terme de titiller les intouchables Red Bull. Mais Lawrence Stroll sait qu'il lui manque encore un élément crucial pour atteindre les sommets: devenir le team d'usine d'un grand constructeur. Son équipe ne peut plus se permettre d'être un simple client de Mercedes, même si cette collaboration remonte à 2009. L'idée d'un « moteur maison », un temps caressé, a vite été abandonnée devant les coûts exorbitants que nécessite un tel chantier. Aussi, le rapprochement entre « l'équipe qui monte » et un motoriste en quête d'un partenaire solide relève de l'évidence. Pour l'anecdote, c'est la seconde fois que les deux marques s'associent en F1, puisqu'en 2019-2020 Aston Martin fut le sponsor-titre de Red Bull Racing, motorisée par... Honda.
Les négociations sont scellées le 23 mai 2023 à Tokyo en présence de Lawrence Stroll et Martin Whitmarsh pour Aston Martin, et de Toshihiro Mibe et Koji Watanabe (président de Honda Racing Competition) côté japonais. Le président Mibe explique les raisons de cette alliance: « La F1 va devenir une plate-forme qui facilitera le développement de nos technologies d'électrification, ce qui est conforme à notre objectif de neutralité carbone. Avec la nouvelle réglementation de 2026, la clé de la victoire sera un moteur électrique compact et léger avec une batterie haute performance capable de gérer une puissance élevée et rapide. Nous pensons que les technologies et le savoir-faire acquis dans le cadre de ce nouveau défi peuvent être appliqués à nos futurs véhicules électriques de série. »
Martin Whitmarsh a sans doute joué un grand rôle dans les négociations. L'ex-bras droit de Ron Dennis a en effet travaillé avec Honda chez McLaren au début des années 1990, avant de conclure la seconde alliance entre Woking et Sakura en 2014. Le président d'Aston Martin Performance Technologies confirme que ce partenariat exclusif avec un grand constructeur était indispensable pour que son équipe puisse vraiment lutter avec les plus grands de la discipline: « Nous avons aujourd'hui cette grande opportunité de s'allier à un géant du sport et devenir une équipe d'usine. La réglementation 2026 va réclamer une parfaite intégration entre le châssis et le moteur que seule une relation de ce type peut permettre. Avec Honda, nous serons en position de nous battre pour le championnat. Au cours des dix-huit derniers mois, nous avons recruté les bonnes personnes, développé nos infrastructures et notre propre culture d'écurie pour gagner. Nous avons besoin de solides partenaires, et Honda a beaucoup à nous apprendre ! »
Au-delà des beaux discours, certains se demandent si les atermoiements stratégiques de Honda n'auront pas de fâcheuses conséquences sur sa compétitivité. En effet, le constructeur japonais se lance dans la conception d'un tout nouveau moteur avec des mois de retard sur ses concurrents (Ferrari, Mercedes, Renault, RBPT, Audi). Certes, l'échéance de 2026 est lointaine, mais chacun se souvient du fiasco du premier moteur hybride sorti des ateliers de Sakura en 2015: il avait fallu quatre ans pour en tirer des performances décentes ! Koji Watanabe assure cependant qu'un tel risque est écarté, puisque ses équipes n'ont pas cessé de travailler ces deux dernières années: « Nous fournissons toujours des moteurs à Red Bull et nous n'avons pas réduit nos activités de R&D. L'engagement de nos départements n'a jamais été suspendu. En octobre 2020, nous avons annoncé notre retrait de la Formule 1 tout en garantissant le développement de notre moteur jusqu'en mars 2022. Ensuite, nous nous sommes concentrés sur le projet de neutralité carbone. Je ne pense pas que nous ayons perdu beaucoup de temps. » L'avenir le dira. Dans le même temps, Aston Martin devra consolider son statut de nouvelle équipe-phare. Dans l'immédiat, il s'agit de développer l'AMR23 afin de terminer au minimum parmi les trois premiers du championnat 2023. Puis, continuer sur cette lancée au cours des deux saisons suivantes afin d'aborder dans les meilleures dispositions le tournant de 2026. Un rude défi pour une équipe habituée depuis plus de vingt ans à végéter dans le ventre mou du plateau.
Mais Aston Martin F1 Team n'a plus grand-chose de commun avec Force India ou Jordan GP. L'équipe de Lawrence Stroll a désormais les moyens de ses ambitions, comme en témoigne le recrutement de Fernando Alonso qui savoure chez les Verts un véritable bain de jouvence. L'Espagnol salue bien entendu le partenariat Aston Martin - Honda, oubliant ses griefs d'antan à l'égard des Japonais, d'autant plus facilement que cette aventure ne le concernera sans doute pas. Alonso aura 45 ans en 2026, et s'il affirme vouloir prolonger son contrat au-delà de son terme (2024), il est peu probable que l'âge ne l'aura pas alors rattrapé. Mais qui sait ? Avec ce diable d'homme...
Sources :
- Jean-Michel Des noues, Aston Martin - Honda, un mariage, des raisons, Auto Hebdo n°2415, 1er juin 2023.
Tony