Max Mosley dans la tourmente
Les drames d'Imola suscitent une polémique sans précédent dans l'histoire de la Formule 1, accentuée, pour ne pas dire hystérisée, par la disparition d'Ayrton Senna, vedette planétaire et héros de ce sport. Les plus hautes instances sont accusées d'avoir négligé la sécurité sur les pistes pour se consacrer à la promotion et au business. Alain Prost est le porte-voix de cette fronde. Il attaque frontalement Max Mosley et Bernie Ecclestone, les présidents de la FIA et de la FOCA. Selon lui, ceux-ci ne cessent de modifier les règlements en faisant fi de l'avis des pilotes afin de susciter un spectacle artificiel, accroître les audiences télévisées et ainsi dégager des bénéfices toujours plus exorbitants. Le quadruple champion du monde leur dénie toute légitimité à légiférer, sous prétexte « qu'ils n'ont jamais mis les fesses dans une F1. » Prost s'acharne particulièrement contre Mosley, et un certain ressentiment personnel se même probablement à sa douleur, car on se souvient comment le président de la FIA s'est échiné à saboter la saison 1993 du Français. Prost n'est pas le seul à monter ainsi au créneau. Gerhard Berger, Mika Häkkinen, Christian Fittipaldi, Andrea de Cesaris pour les pilotes en activité, Jackie Stewart et Niki Lauda pour les vétérans, éreintent le duo Mosley - Ecclestone. Les journalistes font chorus, multiplient les postures outrées, les unes à sensation, les articles polémiques, et bientôt la question de la sécurité en F1 devient une problématique mondiale...
Cette affaire tombe au plus mauvais moment pour la fédération internationale qui est en conflit avec le gouvernement français pour une sombre histoire de contrôle fiscal. La FIA pourrait être contrainte de quitter la France pour échapper au fisc... Malgré tout, c'est un Max Mosley remonté et flamboyant qui affronte la presse lors d'une conférence donnée le 4 mai dans la grande bibliothèque de l'ACF, à Paris. Le brillant avocat perce sous le dirigeant sportif. Il nie toute responsabilité. Il affirme que « les morts de Senna et Ratzenberger ne sont que le fruit d'une extraordinaire coïncidence. » Il balaie les critiques de Prost sur la sécurité: « La F1 n'est ni plus ni moins sûre qu'il y a une semaine. Simplement, nous avons eu une chance incroyable pendant douze ans », assène-t-il en faisant allusion aux décès de Gilles Villeneuve et Riccardo Paletti en 1982. Puis Mosley plante ses banderilles. Il déclare qu'il a plusieurs fois sollicité Prost et Berger pour participer à des commissions sur la sécurité sans que ceux-ci ne donnent suite. Il n'épargne même pas Senna: « Depuis trois ans, chaque fois que je voyais Ayrton, je lui suggérais d'avoir un déjeuner avec moi quand il passerait à Londres. En vain. » Mosley oublie volontairement que les pilotes n'ont jamais cessé de songer à leur sécurité, mais refusaient de dépendre d'une fédération qui ne prenait guère en compte leurs intérêts.
Cependant, Mosley n'a pas entièrement tort de prendre du recul devant l'émotion. Il a raison d'affirmer que la suppression des aides électroniques n'a aucun rapport avec ces accidents: Barrichello a commis une erreur de pilotage, Ratzenberger a perdu son aileron avant à 300km/h et Senna est mort parce qu'un bras de suspension lui a perforé le crâne. Mais le président de la FIA ne prend pas le mesure d'une opinion publique traumatisée qui attend des mesures fortes et concrètes pour que de tels drames ne se reproduisent pas. Au lieu de cela, il déclare qu'il est « urgent d'attendre » et n'avance que quelques idées sans grand rapport avec la gravité des événements: réduire la vitesse dans les stands, installer des débitmètres pour réguler la consommation de carburant et des fonds plats à étages pour diminuer les performances des véhicules. Ceci ne convainc pas ses interlocuteurs qui dénoncent son orgueil et sa cécité. Le lendemain, dans L'Équipe, le très sagace et respecté Johnny Rives met Mosley en garde alors que se profile le GP de Monaco: « Si une catastrophe se produit en Principauté, les responsables fédéraux pourront se regarder dans un miroir au moment de chercher des responsables. Si tout se passe bien, ils pourront remercier le sort. »
Adieu à Ayrton Senna
La mort brutale d'Ayrton Senna suscite une vague de tristesse dans le monde entier. Le champion adulé des foules, dont l'aura rayonnait sur les cinq continents, laisse un vide immense, au point que de nombreux fans cesseront désormais de regarder les Grands Prix, ou même de s'y intéresser. Avec Senna, c'est la race des guerriers, des seigneurs du sport automobile qui s'éteint. Sans dénier les mérites de la nouvelle vague, des Schumacher, Häkkinen, Alesi et autres Barrichello, ceux-ci n'ont pas le charisme, le magnétisme, le charme mystérieux voire mystique qui émanait de Senna. Alors que pleurent les passionnés, la justice italienne commence son enquête sur les circonstances du drame du 1er mai. Le circuit d'Imola est placé sous séquestre, tout comme les restes de la Williams-Renault du champion brésilien. Frank Williams et Patrick Faure, au nom de leurs firmes, se mettent à la disposition des enquêteurs italiens.
Le Brésil célèbre bien sûr la mémoire de son idole défunte. Le président Itamar Franco décrète un deuil de trois jours et des obsèques nationales. Celles-ci se déroulent le 5 mai 1994 à São Paulo. Le cercueil de Senna, recouvert d'un drapeau brésilien et de son célébrissime casque jaune, est tout d'abord placé dans le salon d'honneur de l'Assemblée législative, où les personnalités lui rendent hommage. Le peuple descend en masse dans les rues de la métropole pour ensuite escorter le cortège funèbre. La détresse populaire est immense: on estime que ce jour-là près de trois millions de Brésiliens battent le pavé pour rendre hommage au héros national.
Autour de la dépouille mortelle, au premier plan, on retrouve bien sûr les parents du champion, Milton et Neide, sa sœur Viviane, son frère Leonardo. Adriane Galisteu, la fiancée, est présente, mais tenue à distance car toujours en froid avec la famille Senna. Frank Williams, prostré dans sa chaise roulante, est accablé par la douleur et la chaleur. Ron Dennis et Gerhard Berger pleurent leur ami de toujours, tout comme Julian Jakobi, l'agent, et Josef Leberer, le fidèle préparateur physique. Patrick Faure et Christian Contzen représentent Renault.
Alain Prost enfin, l'adversaire, le rival, l'ex-ennemi juré, s'incline avec émotion devant la dépouille de celui qui était malgré tout devenu un bon camarade, sinon un ami. « Senna était un peu mystique, il avait un côté fascinant », dira plus tard le champion français. « C'était une sorte de héros. A l'inverse, moi je faisais office d'anti-héros. Quand on était ensemble en course, qu'on soit adversaires ou coéquipiers, je ressentais ça auprès du public. Mais ce n'était pas grave, je l'assumais tout à fait, et je le comprenais. » En outre, Prost confirme devant les sceptiques qu'il s'était bel et bien réconcilié avec son rival, et qu'un profond respect mutuel les unissait: « Il m'a expliqué que, d'une certaine manière, j'étais sa motivation première. Il voulait me battre. J'ai pris ça comme un compliment. A partir du moment où j'ai arrêté de courir, on s'est beaucoup plus parlé que durant notre carrière. J'ai appris à l'apprécier humainement et à comprendre rétrospectivement son comportement face à moi. »
Après une petite cérémonie à l'église évangélique Renacer que fréquentait Senna, le cortège funèbre prend le chemin du cimetière de Morumbi. La foule éplorée lance des fleurs et des confettis pour saluer l'enfant chéri de São Paulo. Puis, le cercueil est porté vers sa dernière demeure par les pilotes Gerhard Berger, Emerson et Christian Fittipaldi, Thierry Boutsen, Alain Prost, Rubens Barrichello, Damon Hill, Jackie Stewart, Michele Alboreto, Roberto Moreno, Johnny Herbert, Raul Boesel, Perdo Lamy et Derek Warwick. Mais hélas, jusqu'au bout Senna aura fait l'objet de polémiques. Les officiels avaient en effet d'abord prévu que Jackie Stewart et Alain Prost emmèneraient la troupe des porteurs. Betise Assumpção, l'attachée de presse de Senna, s'horrifie car celui-ci a longtemps entretenu de très mauvais rapports avec Prost et n'a jamais apprécié Stewart. « Il y a là les deux hommes qu'Ayrton a le plus détestés ! » s'emporte Gerhard Berger avec quelque exagération. Finalement, ce sont l'Autrichien et Emerson Fittipaldi, autre grand ami de Magic, qui conduisent le cortège...
Quelques absences sont remarquées aux obsèques de Senna. Bernie Ecclestone est bien présent à São Paulo, mais confiné dans sa chambre d'hôtel. Le clan Senna lui a signifié que sa présence n'était pas souhaitée, suite un quiproquo survenu entre le Grand Argentier et Leonardo da Silva à Imola. En effet, quelques instants après l'accident, Ecclestone aurait annoncé à celui-ci la mort prématurée de son frère. Il se défend en arguant qu'il n'avait parlé que de blessures à la tête (Leonardo aurait compris « dead » au lieu d'« head »). Quoiqu'il en soit, la famille du défunt lui reproche surtout d'avoir maintenu ce GP de Saint-Marin alors qu'il aurait dû légalement être annulé après la mort de Roland Ratzenberger. Ecclestone, qui était sincèrement attaché à Senna, vit très mal cette relégation.
Michael Schumacher brille aussi par son absence, officiellement parce qu'il aurait reçu des menaces de la part de fanatiques brésiliens et qu'il ne souhaite pas nuire à sa concentration. Des excuses bien maladroites car l'Allemand est complétement bouleversé, non seulement par la mort de Senna, qui était son idole bien avant d'être son adversaire, mais aussi par celle de Ratzenberger, qu'il avait bien connu en Sports Protos. Pendant quelques jours, Schumacher se mure dans le silence et songe très sérieusement à abandonner la compétition automobile, comme d'ailleurs la plupart de ses collègues.
Enfin, on cherche en vain Nelson Piquet, l'autre triple champion du monde brésilien. Le Carioca, qui n'a jamais aimé Senna, a la décence de se cantonner à la plus grande discrétion. « C'était un pilote courageux et c'est une perte irréparable pour l'automobile mondiale et pour notre pays », déclare-t-il. « Mais je n'ai jamais aimé les funérailles. Et puis je ne voulais pas donner l'impression qu'Ayrton et moi étions devenus amis comme certains ont voulu le faire croire en assistant à cette cérémonie... » Toujours venimeux, Nelson...
Obsèques de Roland Ratzenberger
Le lendemain, le 6 mai, se déroule à Salzbourg l'enterrement de Roland Ratzenberger devant une assistante beaucoup clairsemée mais tout de même conséquente (250 personnes). Peu connu du grand public, l'Autrichien s'était tout de même fait de très nombreux amis en bourlinguant à travers le monde pour apparaître dans toutes les disciplines possibles et imaginables. Le président de la FIA Max Mosley est présent pour rendre hommage au néophyte tombé au champ d'honneur. Il était en effet nécessaire que la mort de Senna n'efface pas celle de la deuxième victime de ce tragique week-end d'Imola.
Quelques pilotes se sont aussi déplacés pour se recueillir: Gerhard Berger (revenu en hâte de São Paulo !), JJ Lehto, David Brabham, Heinz-Harald Frentzen, Karl Wendlinger... Johnny Herbert, son ami proche, rend hommage à Ratzenberger tout en évoquant les risques inhérents à la compétition: « C'est terrible de perdre un gars si gentil, mais au moins il est mort en faisant ce qu'il aimait. Je sais qu'il connaissait les risques. Nous les connaissons tous. Si cela m'était arrivé, il aurait voulu que les autres continuent, et c'est ce que nous avons finalement fait pour lui. Oui, il est parti trop tôt et c'est injuste. Mais c'est quelque chose que nous acceptons, bien que nous devions y penser le moins possible... » Roland Ratzenberger repose au cimetière de la petite bourgade Maxglan, près de Salzbourg.
Tony